Rarement le Sunny Side of the Doc aura si bien porté son nom — et pas uniquement pour des raisons climatiques. Le marché international du film documentaire, qui se clôt vendredi 27 juin à La Rochelle, braque en effet ses rayons sur les enjeux imminents de nos sociétés en inspirant auteurs, réalisateurs et producteurs venus nombreux, et parfois de loin : Canada, Chine, Japon, Royaume-Uni, Belgique, Allemagne. De leur côté, les chaînes accordent une place croissante aux documentaires, que ce soit en diffusion linéaire, c’est-à-dire à la télévision, ou non-linéaire, sur tout autre écran. Il en ressort une tendance éditoriale convergente quand, en revanche, les stratégies de mise à disposition divisent.

Canal+ en « Eclaireurs »

Canal+ se sent ainsi investi d’une « mission », celle de donner « aux gens le courage de se projeter dans le futur (sans) peurs, qui sont un danger pour la démocratie », explique le 25 juin Christine Cauquelin, directrice des chaînes « découverte » et des documentaires du groupe. D’où la création d’un rendez-vous hebdomadaire en seconde partie de soirée nommé Les Eclaireurs, qui « montrera de belles histoires, positives », poursuit Jean-Marc Juramie, directeur général adjoint des antennes du groupe. Comme celle de ces enfants de maternelle qui, chaque semaine, vont rendre visite aux pensionnaires d’un Ephad, une expérience transformée en mini-série de quatre épisodes de 52 minutes et réalisée avec la productrice d’Au tableau !, Mélissa Theuriau.

Sur la forme, Canal + souhaite développer les séries documentaires ou les documentaires feuilletonnant, explique Christine Cauquelin, pour avoir le temps d’« approfondir, de creuser les sujets » — et fidéliser l’audimat. Sur le modèle de Soupçons (The Staircase, de Jean-Xavier de Lestrade, 13 x 52 min, qui a suivi pendant seize ans, les rebondissements du procès de l’écrivain Michael Peterson, accusé du meurtre de sa femme en Caroline du Sud), vient de débuter le tournage de Moochie, l’histoire d’un homme noir de 20 ans, accusé d’avoir tué une jeune et riche blanche — le procès vient de débuter.

Mais attention, rien n’est figé chez Canal — autre reflet notre époque. « On expérimente, prévenait en aparté Jean-Marc Juramie. On essaye, et si ça ne marche pas, on arrête. »

Arte : « Etre un témoin »

Pour Fabrice Puchault, directeur société et culture d’Arte France, la mission de sa chaîne s’inscrit au contraire dans la durée, afin de « donner des clés de compréhension ». Un rôle « consubstantiel à Arte, naturellement ouverte au monde et qui se construit en suivant au plus près les évolutions de ce monde, avec le cinéma, la fiction et évidemment le documentaire, qui fait partie de l’identité de la chaîne ». Pourquoi ? « Parce qu’il y a dans le documentaire une attention patiente au monde très spécifique au genre, qui permet en allant aux racines de l’événement de comprendre les vies plus que le fait lui-même. » Pour se faire, Arte bénéficie du champ d’intérêt le plus vaste.

« S’il y a un incontournable, dans mon domaine (histoire, géopolitique et société), outre l’ouverture, c’est l’engagement. Pas le militantisme. Mais nous ne sommes pas des scribes sans affect », poursuit Fabrice Puchault. Et de citer James Baldwin, défenseur de l’égalité entre les hommes, mort en 1987 : « Je dois être un témoin » — quelques jours après la diffusion de Je ne suis pas un nègre, dont le commentaire, écrit par l’écrivain américain était dit par Joey Starr.

Rendre la complexité du monde en le montrant sous différents points de vue, c’est ce que propose Décolonisations, série (3 x 52 minutes) de Karim Miské qui relate cette période complexe de l’histoire en donnant la parole aux colonisés. « Les films ne changent pas le monde mais ils l’éclairent », reprend Fabrice Puchault. Ils doivent, de plus, « offrir une image de la diversité de nos sociétés ». De même que la crise des « gilets jaunes » est interprétée par certains comme une crise de la représentation, « les classes populaires et les minorités souffrent d’un manque de représentativité ».

France Télévisions : « Le défi du siècle »

« Reprendre avec rationalité les sujets qui effraient les populations », est selon Catherine Alvaresse, directrice des documentaires de France Télévisions, « le défi du siècle. » Pour le relever, elle prône un « optimisme de combat », à l’échelon local (des initiatives relayées en particulier par France 3) et à l’international. D’où une offre élargie, réorganisée par genre pour jouer la complémentarité — et compenser la baisse de moyens.

Pour recréer du lien, France Télévisions parie sur son point fort, l’histoire, afin de restaurer des récits communs. « On brillera par la raison et non par la peur contre les extrêmes », lance Catherine Alvaresse, qui rêve de monter un ensemble à l’image d’Histoire d’une Nation, sur la France et les Français, que chacun pourrait s’approprier.

Fin du mois contre fin du monde ?

Une thématique manque toutefois dans les discours des représentants des grands groupes audiovisuels français. Outre la science, thème officiel du Sunny Side 2019, dominé par l’anniversaire du premier pas de l’homme sur la Lune (nous y reviendrons en temps et en heure), l’environnement semblait pourtant incontournable. France Télévision tempère. « Il ne faut pas céder à la pression verte », prévient Mme Alvaresse, qui s’étonne que l’on ne parle plus, dans les médias ou aux cafés du commerce, du chômage.

Canal+, de son côté, semble saturer. « On n’a pas envie de faire du réchauffement climatique pendant quarante-cinq ans », lançait Jean-Marc Juramie. Pure provocation alors qu’arrive sur les écrans la percutante série de courts, L’Effondrement, sur Canal+ Décalé ? Ou réorientation « sociale » après le mouvement des « gilets jaunes « ? Le groupe préfère mettre en avant une mini-série sur une classe d’opéra à Nanterre ou la saison 3 de Pourquoi nous détestent-ils ? sur les obèses, les vieux et les malades, incarnés avec humour noir, par Marcel Amont et Pierre Ménès.

Reste à savoir comment et combien de temps regarder cette production pléthorique. De Arte.tv qui met à disposition dès mi-juillet l’ensemble de ses documentaires de l’été – « C’est génial », commente Catherine Alvaresse – à France Televisions, justement, qui reste encore visible en replay en moyenne sept jours seulement après diffusion. « Je pense que [Arte] fait une erreur », jugeait quant à lui Jean-Marc Juramie, qui « milite pour que les primesoient mis à disposition [sur MyCanal] le soir de la programmation télé ».

Tous sont pourtant unanimes sur un point : la force du genre documentaire est d’exister sur le long terme.