Le projet « Parques del rio », à Medellin (Colombie) prévoit d’enterrer des kilomètres de voies urbaines. / Andres Carmona Arango pour « Le Monde »

Dans le nouveau parc qui borde la rivière Medellin, il fait encore nuit quand les joggeurs les plus matinaux arrivent. Ils se dispersent entre palmes et papyrus. Sur l’autre rive, les bulldozers allument leur moteur. Medellin s’éveille. Et change.

Le premier jardin du projet urbain « Parques del rio » (« parcs de la rivière ») a été inauguré en 2016, le deuxième devrait l’être en décembre. Neuf hectares de verdure auront alors été gagnés sur le béton. Et ce n’est qu’une première étape. Au total, 320 hectares doivent être réaménagés et une dizaine de parcs construits le long des 17 kilomètres de rivière que compte la deuxième ville de Colombie. Avec ce projet, le nom de Medellin, qui, dans l’imaginaire de la planète, reste ­associé à celui du narcotrafiquant Pablo Escobar, s’impose un peu plus comme synonyme d’innovation urbaine.

Jardins suspendus

« Parques del rio est beaucoup plus qu’un ensemble de jolis jardins au bord de l’eau. C’est une stratégie, un plan structurel et structurant de développement urbain », affirme l’urbaniste Jorge Perez Jaramillo, ancien directeur du plan de la municipalité de Medellin. Le projet prévoit, ici, d’enterrer des kilomètres de voies urbaines, là, de construire des jardins suspendus. Sous le jardin où courent les joggeurs, une rutilante six-voies souterraines donne une idée de l’ampleur des ­travaux envisagés. « La construction de l’ensemble du réseau de transport et des parcs devrait durer entre vingt-cinq et quarante ans », rappelle l’architecte ­Sebastian Monsalve, qui en a conçu les plans. Mais, déjà, Parques del rio accumule les prix d’urbanisme.

« Sur le long terme, Parques del rio reste évidemment vulnérable aux aléas de la ­politique », rappelle l’ingénieur Juan Pablo Lopez, qui a travaillé à l’élaboration du projet. Chaque maire arrive avec ses priorités et le « système des dépouilles » bouleverse tous les quatre ans les organigrammes administratifs, qui changent au gré des alternances. Pour maintenir la pression sur les pouvoirs publics et assurer la pérennité du projet, M. Lopez a fondé l’association Les amis de Parques del rio.

Le premier jardin du projet urbain « Parques del rio », à Medellin (Colombie), a été inauguré en 2016. / Andres Carmona Arango pour « Le Monde »

En 2013, Sebastian a 27 ans lorsqu’il remporte, avec son ami et associé Juan David Hoyos, âgé de 28 ans, le concours international organisé par la municipalité de ­Medellin pour le réaménagement des berges de la ville. Cinquante-sept participants, en provenance de treize pays, ont présenté des projets. « Depuis que la loi colombienne oblige les collectivités territoriales à respecter le secret des concours, la jeunesse a ses chances », souligne Juan ­David, qui voit dans la relève générationnelle un facteur de changement. Six ans plus tard, les deux architectes à la tête du plus ambitieux programme urbain de la ville ont toujours l’air de gamins.

« Recentrer la ville »

Chef-lieu du département d’Antioquia, Medellin compte aujourd’hui 2,5 millions d’habitants, l’agglomération urbaine (qui regroupe dix municipalités) plus de 4 millions. Coincée au fond de la vallée de l’Aburra, la ville a grandi en repoussant les pauvres sur les flancs des montagnes. « Le projet Parques del rio s’inscrit dans une volonté sur le long terme de densifier et de recentrer la ville », explique M. Perez.

Le projet « Parques del rio », à Medellin (Colombie), est synonyme d’innovation urbaine. / Andres Carmona Arango pour le Monde

A la différence de leurs homologues européennes qui se sont développées autour des fleuves, les grandes villes latino-américaines les ignorent. En ­Colombie, pays sans train, les trois villes les plus dynamiques – Bogota, Medellin et Cali – sont bizarrement nichées dans les Andes, loin de la mer et des grands cours d’eau. Berceau de l’industrie colombienne, Medellin devait se relier au reste du pays. Dans les années 1930, la rivière cristalline qui serpentait au fond de la vallée de l’Aburra a été canalisée à grand renfort de ciment, « tel un fou ligoté sur son lit », dira le ­célèbre urbaniste et peintre Pedro Nel Gomez. Vingt ans plus tard, comme toutes les autres villes du monde, Medellin se rend à la voiture et au béton. La voie ferrée – il y en a eu une de ­construite – et les routes optent pour le tracé le plus ­facile, à savoir la partie plate de la ville au bord du cours d’eau. Dans les années 1990, le métro fera de même.

« Rendre vie à la rivière »

Le rapide développement industriel de la région a transformé la rivière en cloaque malodorant sans que, pendant longtemps, les pouvoirs publics s’en soucient. Enchâssée entre les voies rapides et les rails, coupée du tissu urbain, la rivière suit son triste cours loin du regard des ­habitants de la ville et de ses politiciens.

Il faut attendre le début des années 1990 pour que soit mis en place un programme d’assainissement des eaux. Ses résultats sont spectaculaires mais encore imparfaits et la rivière, alimentée par des dizaines de ruisseaux qui dévalent des favelas, reste impropre au contact humain. Il n’est pas prévu que les poissons, chassés par la force du courant depuis que les eaux ont été canalisées, reviennent.

Le nouveau jardin de « Parques del rio », à Medellin. / Andres Carmona Arango pour le Monde

« Les ponts ayant été pensés pour les voitures, traverser la rivière à pied est difficile, voire dangereux », rappelle Jorge Perez ­Jaramillo. En montrant de la main les deux passerelles appelées à relier les deux premiers jardins, Sebastian Monsalve explique : « Ce sont les deux seuls passages pour piétons construits en plus de soixante-dix ans. » Le parc est devenu le seul point de contact, sur plusieurs kilomètres, entre la ville et sa rivière.

« Historiquement, la rivière a été comme une cicatrice qui coupe en deux la ville, le projet Parques del rio entend la suturer », résume l’ancien fonctionnaire. Sur le ­papier où il a tracé un sommaire plan de la ville, il dessine une fermeture Eclair. Et rappelle que Parques del rio a été conçu pour « rendre vie à la rivière, rendre la ­rivière à la ville et rendre la ville à ses habitants ». La « suture » ne sera pas seulement physique. Les ponts sur la rivière, les espaces publics, les points de rencontre et la verdure ont aussi une fonction sociale dans une ville fracturée par les inégalités.

Inutile de dire que Parques del rio a eu ses détracteurs. Ingénieurs et citoyens ont contesté l’utilité du projet et dénoncé son coût. La politique s’en est mêlée. Le maire actuel, Federico Gutierrez, tente de faire oublier qu’il a fait campagne, en 2015, contre ce projet applaudi sur la scène internationale. « Les gens ont ­encore du mal à comprendre la transformation à l’œuvre, sa dimension tout à la fois urbaine, sociale, et environnementale. Rapporté au seul nombre de mètres carrés de jardins, le projet semble très cher », ­explique M. Lopez.

Craignant de voir le futur parc pris ­d’assaut par les indigents, les habitants du quartier résidentiel de Conquistadores, qui jouxte le premier jardin, ont tenté d’en empêcher la construction. Certains – adeptes du président américain Donald Trump ? – ont même demandé un mur pour isoler le parc. Le début des travaux n’a pas contribué à calmer les esprits. « Il faut comprendre les gens. Quand vous ­entendez le son d’un marteau-piqueur à minuit sous vos fenêtres, il est difficile de penser à l’intérêt général et aux vertus des espaces verts pour les prochaines générations », explique Sebastian.

Le mécontentement a évidemment dépassé les limites du quartier. « Cent vingt mille voitures passent ici tous les jours, c’est dire que toute la ville ou presque a souffert pendant les travaux d’excavation du tunnel », poursuit le jeune architecte. Convaincre les habitants de la ville des vertus du projet a été pour lui le plus grand défi des quatre dernières années. « Voir aujourd’hui la satisfaction des usagers n’a pas de prix », ajoute Juan David.

« Maintenant que cette première étape du parc est finie, tout le monde est satisfait », confirme Luis Mateo Cardozo, qui, à 6 heures du soir, promène son bouledogue dans le parc. Lui est carrément heureux : dans six mois, quand le parc de la rive occidentale sera fini, il pourra aller à pied au travail et au théâtre. « Il y a des gens qui, en privé, s’inquiètent à l’idée de voir bientôt les secrétaires et les ouvriers venir déjeuner sur l’herbe de ce côté-ci de la rivière, admet le promeneur. Mais le débat public a pris fin et c’est tant mieux. »