Le film « Les Défricheurs » (2019) suit le parcours de trois jeunes de Saint-Denis dans l’enseignement supérieur / Heliox Films

Discriminations sociales et territoriales, égalité des chances, réforme du concours de Sciences Po : tous ces thèmes étaient au cœur du tchat organisé par Le Monde, qui a réuni Fabien Truong, sociologue et coréalisateur du documentaire Les Défricheurs, et David Guilbaud, énarque et auteur de L’Illusion méritocratique, mercredi 26 juin.

Les Défricheurs, coréalisé par Fabien Truong, retrace trois ans dans la vie de trois jeunes de Saint-Denis, de l’obtention de leur bac à leurs débuts dans les études supérieures. Il sera diffusé sur France 3 lundi 1er juillet, à 0 h 30.

Voici quelques extraits des questions posées par les internautes, et les réponses de nos invités.

Que pensez-vous de la réforme de Sciences Po Paris ? Va-t-elle dans le sens de plus d’égalité des chances ?

David Guilbaud : En première analyse, la réforme annoncée semble très positive. Elle va permettre de mettre fin à deux dérives : d’un côté, les élèves issus de milieux privilégiés qui parvenaient à entrer à Sciences Po par la « procédure internationale » alors même qu’ils n’étaient pas de « vrais » étudiants internationaux ; de l’autre, les effets d’aubaine du dispositif de « conventions éducation prioritaire » dans le cadre duquel certains élèves venant de milieux sans difficultés sociales particulières bénéficiaient, grâce à un critère géographique, de cette procédure d’admission dérogatoire. On peut espérer que cette réforme permettra d’accroître encore la diversité géographique et sociale au sein de l’école.

Quelques points de vigilance toutefois. Premièrement, la réforme va rendre encore plus importante la question de la composition des jurys de sélection, chargés d’apprécier la motivation du candidat et de mener l’entretien oral. Deuxièmement, la comparaison de la « valeur » relative de telle ou telle note selon le lycée dans lequel elle a été obtenue sera forcément source de débats. Troisièmement, cette nouvelle procédure rend plus prégnante la nécessité d’une préparation solide des lycéens aux oraux d’entretien, qui sont un type d’épreuve très particulier et qui ne s’improvisent pas.

Quant à savoir si cela permettra d’accroître la diversité sociale à l’ENA, difficile à dire. Mais dans la mesure où Sciences Po fournit à l’ENA l’essentiel de ses effectifs (en tout cas pour ceux issus du concours externe), on peut l’espérer.

Quelles solutions préconisez-vous pour agir sur l’inégalité des chances de manière systémique ?

Fabien Truong : Le premier problème reste le manque de mixité sociale – et ce n’est pas qu’une question scolaire. On parle tous les jours du « vivre-ensemble » comme s’il devait tomber du ciel, mais cela devrait commencer dans les écoles, et tôt. De part et d’autre des frontières sociales, la rencontre avec l’altérité est de plus en plus tardive. Cela produit donc des effets terribles sur les subjectivités, les préjugés – et cela n’aide pas à se décentrer, ce qui est un pilier pour pouvoir apprendre.

Il faudrait aussi mieux former les enseignants au contexte sociologique dans lequel ils vont évoluer car trop d’enseignants découvrent « la banlieue » lors de premières affectations. Or, ils ont déjà beaucoup à faire avec le simple fait de découvrir un nouveau métier pas facile et qui n’est pas valorisé, notamment financièrement. Donc plus de considération pour les enseignants serait aussi une piste primordiale.

Il faudrait aussi arrêter de dévaloriser les chemins « hors études » et cette idée, largement acceptée, que quand on rate ses études, on a raté sa vie. Cela met une terrible pression sur l’école et la jeunesse. Et dire cela, ce n’est absolument pas de l’anti-intellectualisme primaire. Regardez Amine, dans le film : il n’obtient pas de diplôme, mais vit tout de même une expérience enrichissante à l’université. Est-il pour autant en échec ?

En voyant le documentaire de Fabrien Truong, j’ai été frappé par la conscience de classe de ces jeunes. Chacun semble avoir intégré le gouffre et le travail à entreprendre pour intégrer les grandes écoles.

Fabien Truong : Oui, je crois que c’est très juste. Je préfère d’ailleurs parler de conscience de condition, plus que de conscience de classe, qui renvoie à une époque où la classe ouvrière faisait bloc sur des modes qui n’existent plus vraiment. Ces jeunes grandissent avec le sentiment qu’ils sont « des problèmes » car ils ne sont pas sourds aux discours politiques et médiatiques qui parlent d’eux comme des problèmes depuis des dizaines d’années. Ils sont des objets de discours politiques et ils le savent très bien.

Quant à la montée des inégalités sociales, c’est quelque chose de très concret et de quotidien pour eux. Donc cette conscience d’une condition commune, notamment de « banlieusard » pour reprendre le titre d’une chanson de Kery James à laquelle beaucoup de jeunes s’identifient, elle est très forte. Ces jeunes font avec – c’est l’intérêt aussi de filmer dans la durée que de pouvoir le montrer.

Pourquoi ne pas faire de la discrimination positive pour ces jeunes qui clairement n’ont pas les mêmes chances que les autres ?

Fabien Truong : La discrimination positive est déjà pratiquée, c’est ce que l’on appelle les dispositifs d’« ouverture sociale », dont la plupart des grandes écoles se dotent. Elles communiquent de plus en plus dessus, car le niveau d’inégalité d’accès à celles-ci reste très élevé.

Mais le problème avec ces dispositifs, c’est qu’on est sur des petits nombres, voire parfois du symbolique. Or, c’est le système social qui génère des inégalités, à commencer par la faible mixité sociale dans les écoles : cela commence très tôt. Si ces dispositifs évitent d’avoir une réflexion de fond, pas seulement sur l’école mais aussi sur les questions de ségrégation urbaine, sur la montée du niveau des inégalités, les transformations du marché de l’emploi, alors ils régleront peu de choses. A hauteur individuelle, ils peuvent être utiles pour quelques-uns et témoignent sans doute d’un début de prise de conscience collective.

David Guilbaud : Il y a sans doute eu une prise de conscience progressive – et inégale selon les écoles et les milieux – de l’importance de l’enjeu. Il existe des dispositifs d’égalité des chances qui fonctionnent déjà assez bien, comme les classes préparatoires intégrées pour les écoles du service public.

Certaines écoles, comme Sciences Po, ont des politiques sociales ambitieuses (absence de droits d’inscription et bourse complémentaire pour les élèves boursiers, etc.). Reste que ces écoles, et ces dispositifs d’égalité des chances, ne concernent jamais qu’un petit nombre d’élèves. On touche ici les limites de la démarche d’« égalité des chances » en ce qu’elle porte en elle un risque d’élitisme et de focalisation sur la pointe de la pyramide (les grandes écoles) au détriment du reste (l’université et les autres formations). Que fait-on de la masse des étudiants qui choisit d’autres voies d’orientation ?

On dit que l’école n’est plus un ascenseur social, mais un accélérateur d’inégalités sociales. Qu’en pensez-vous ?

David Guilbaud : Dire que l’école est un accélérateur d’inégalités est injuste : les professeurs font ce qu’ils peuvent, avec des moyens très insuffisants. Ce qui est vrai, c’est que l’école ne parvient pas à compenser les inégalités d’origine. Il y a des contre-exemples de jeunes qui s’en sortent (comme Brandon et Faïda dans le documentaire), notamment lorsqu’ils peuvent bénéficier d’un soutien de leur famille ou de certains professeurs.

Mais dans l’ensemble, statistiquement, les jeunes issus de milieux défavorisés ont moins de chances que les autres d’atteindre la réussite scolaire. Or, comme dans notre société, cette réussite scolaire est déterminante pour la suite du parcours des individus.

Plus fondamentalement : faut-il attendre du système scolaire qu’il gomme toutes les inégalités sociales ? N’est-ce pas lui faire porter une responsabilité écrasante ? Il faudrait plutôt que nous nous interrogions sur la manière dont les verdicts scolaires conditionnent la suite des parcours, sur les moyens de permettre aux individus de changer de voie, de se reconvertir, de passer d’une filière à une autre… Et, bien sûr, sur la manière dont nous pouvons réduire les inégalités entre les places : chercher une illusoire « égalité des chances » n’est plus suffisant.

La réforme du bac va-t-elle, selon vous, améliorer ou aggraver les inégalités ?

David Guilbaud : Ce sera à l’usage que l’on verra les résultats de la réforme. Mais il y a de quoi s’inquiéter : multiplier le nombre d’options offertes aux élèves, c’est aussi rendre leur orientation plus complexe. Quels seront les élèves qui sauront faire « les bons choix » d’options en fonction de la filière à laquelle ils souhaitent accéder ?

Ceux qui bénéficieront de l’appui de proches connaissant bien le fonctionnement du système scolaire et ses hiérarchies implicites partiront avec un avantage très clair. Et cela s’inscrit dans un contexte où, par ailleurs, les algorithmes locaux de Parcoursup (c’est-à-dire les critères utilisés par les universités pour hiérarchiser les candidatures) ne sont pas publiés, ce qui rend les choses encore moins lisibles.

Fabien Truong : On voit bien que l’idée que tout serait plus facile parce qu’il y aura « plus de choix » pour tous et toutes n’est pas tenable. « Les bons choix » profitent toujours aux mieux dotés quand il n’y a pas d’accompagnement, ni de pédagogie explicite.