France 3, lundi 1er juillet à 23 h 35, documentaire

Ses yeux sont clairs, et sa voix encore, parfois, tremblante. C’est qu’à 31 ans, il a l’impression d’avoir vécu en « apnée », pour reprendre le titre de son remarquable récit. Pour filmer sa « vie en suspens », Baptiste de Cazenove est revenu à la source.

Journaliste spécialisé dans la couverture de crises humanitaires, Baptiste de Cazenove passe, début 2015, six mois en République centrafricaine à recueillir la parole de survivants de tortures et de viols. De retour en France, alors qu’il se sent inexplicablement « exilé » en lui-même, un ami lui raconte les viols qu’il a lui-même subis dans son enfance, les séquelles, le trauma. S’ensuivent cinq jours de « panique », comme si, explique Baptiste de Cazenove, ces confidences avaient déclenché quelque chose « d’incontrôlable ».

Il s’agit ici de rendre pleinement la parole à celui auquel elle a trop longtemps fait défaut – Baptiste a en effet souffert de problèmes d’élocution. « Je vois un garçon, il a 4 ans. Un maître-nageur, la quarantaine, lui enseigne la natation à la piscine municipale puis l’entraîne dans une pièce. Le gamin le suit, il a confiance. Mes paupières convulsent, ma gorge se noue. L’homme attrape la nuque de l’enfant et plonge son sexe dans sa bouche. Je suffoque, je m’étrangle. Cet enfant, c’était moi. Ou plutôt un autre moi, un gamin que j’ai oublié. »

Dix mois d’errance

Baptiste de Cazenove se promet alors de sauver cet « autre lui » en racontant ce drame. De retour à Paris, il commence à filmer les prémices de ce qu’il appelle cette guerre contre lui-même : « Oui, c’était une guerre. Il fallait affronter ses démons sans savoir ce qu’on va trouver. Il fallait remuer la merde. Et creuser », explique-t-il. Il va voir sa mère. Lui dit, face caméra, ce qu’il a subi.

Pour expliquer les raisons de son silence pendant toutes ces années, il répète ce que lui a dit son psychiatre. Que « le viol induit un stress extrême qui fait – littéralement disjoncter le cerveau un réflexe de défense baptisé dissociation traumatique, qui perdure à l’âge adulte ». Quand on lui demande aujourd’hui pourquoi il n’a pas prévenu sa mère avant de filmer cette séquence, il explique que c’est « pour garder la sincérité à l’écran, et signifier ainsi, aussi, l’impact que cela a sur l’entourage ».

Malgré le soutien de celle-ci et de quelques proches, ainsi qu’un suivi psychologique important, Baptiste enchaîne répit et rechutes. Au bout de dix mois d’errance, son ami photographe Olivier Laban-Mattei vient l’aider. Ensemble, ils retournent dans la ville de son enfance. D’abord l’école, puis la piscine. Cette épreuve surmontée, Baptiste veut retrouver celui qu’il appelle son « prédateur ». Et c’est micro dissimulé sous sa chemise (il espère des aveux), que Baptiste de Cazenove se retrouve face à lui, à la terrasse d’un café, tandis qu’Olivier Laban-Mattei filme depuis le bar d’en face. D’aveux, il n’y en aura pas pourtant ; « l’ogre » de son enfance lui assurant même avoir la conscience « tranquille ».

« Enrayer l’impunité »

Baptiste de Cazenove tient bon et porte plainte auprès du procureur de la République par, dit-il, « absolue nécessité de protéger d’éventuelles victimes à venir et pour enrayer l’impunité ». Il a néanmoins attendu d’être « reconstruit » : « Je ne voulais pas attendre de la justice une guérison thérapeutique. » Il sait aussi que la diffusion du documentaire risque de compromettre l’enquête, « mais parler de ce phénomène est plus important pour moi que porter plainte ».

Ce « phénomène » cache une réalité que Baptiste de Cazenove a choisi de montrer. D’où la confrontation face caméra, avec sa mère. D’où, aussi, à côté des dessins d’enfant saturés de bleu et de formes phalliques, les photos, punaisées sur le mur de sa chambre, vestiges d’un passé qui ne passe pas : hommes encagoulés, enchaînés dans des caves, reflets de sa fascination pour le masochisme, clichés de ses premiers clients, à l’heure où il se prostituait. « Ça faisait partie du devoir d’honnêteté et de véracité », explique-t-il.

Baptiste de Cazenove ne voulait pas s’enfermer dans « la solitude de l’écriture »

Montrer la réalité telle qu’elle est, sans généraliser – il s’agit d’une histoire, la sienne –, c’est à cela que tient la force incroyable de ce documentaire, lauréat de la bourse Brouillon d’un rêve de la SCAM (Société civile des auteurs multimédia). Quand on lui demande pourquoi il n’a pas, lui, le journaliste de presse écrite, préféré la plume, il répond qu’il ne voulait pas s’enfermer dans « la solitude de l’écriture ».

Mais il n’a pas non plus voulu proposer son documentaire au cinéma. Pour lui, il était important qu’il soit diffusé à la télévision, et il sait gré à France 3 d’avoir eu « le courage » de le sélectionner, malgré l’enquête en cours. Il espère ainsi toucher le plus grand nombre de personnes possibles, car, si, à 31 ans, il s’estime enfin libre d’aimer et de s’exprimer, il se demande encore chaque jour : « Combien d’enfants autour de nous vivent en apnée ? »

Bande annonce documentaire "Apnée"
Durée : 00:39

Apnée, documentaire de Baptiste de Cazenove et Olivier Laban-Mattei (Fr., 2019, 52 min). www.francetvpro.fr et france3-regions.francetvinfo.fr