En octobre, Jean-Claude Juncker doit tirer sa révérence de la présidence de la Commission européenne. Il va laisser aux chefs d’Etat et de gouvernement européens un cadeau empoisonné : l’accord de libre-échange conclu, vendredi 28 juin, entre l’Union européenne et le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay).

Dès l’annonce de ce « moment historique » – pour reprendre les mots de M. Juncker –, les voix n’ont en effet pas manqué de s’élever, aussi bien du côté des agriculteurs que des écologistes, effrayés par les possibles implications économiques et environnementales de cet accord. En France, en particulier, où Emmanuel Macron doit gérer ce dossier explosif aux yeux de l’opinion et d’une bonne partie de son opposition. Une gageure pour un chef de l’Etat qui se veut ouvert au monde et en même temps défenseur de la planète.

« Je l’ai toujours dit, un bon accord commercial est bon pour nos entreprises et nos emplois, et cet accord permettra d’ouvrir des marchés agricoles et industriels et de protéger nos indications géographiques [ou IGP, qui s’appliquent aux produits protégés] », s’est félicité M. Macron, le 29 juin, à l’occasion d’une conférence de presse en marge du sommet du G20, à Osaka, au Japon. « A ce stade, l’accord est bon », a-t-il ajouté. Le président de la République se félicite notamment d’avoir obtenu de son homologue brésilien, Jair Bolsonaro, qu’il ne fasse pas sortir son pays de l’accord de Paris sur le climat, contrairement aux Etats-Unis de Donald Trump.

Lancement d’une « évaluation indépendante » 

Pour tenter de rassurer son monde, le président français a par ailleurs annoncé le lancement « dans les prochains jours » d’une « évaluation indépendante, complète, transparente de cet accord, notamment sur l’environnement et la biodiversité ».

L’Elysée assure que trois critères seront pris en compte pour que la France apporte son blanc-seing : le respect des normes environnementales et sanitaires européennes, la possibilité pour les pays de l’UE de protéger certaines filières agricoles – bovine en particulier –, et, donc, le respect de l’accord de Paris. « Nous en sommes à un stade préliminaire par rapport à cet accord, il y a encore du chemin », rappelle-t-on dans l’entourage du chef de l’Etat. Le traité doit encore être ratifié par chacun des Etats membres, puis par le Parlement européen. Nul doute qu’une forte pression s’exercera sur Emmanuel Macron au moment où il lui sera demandé d’apposer sa signature en bas du texte. Jusque dans sa propre majorité.

« On a l’impression d’un passage en force. C’est cette Europe-là que les gens ont repoussée depuis des années », Jean-Baptiste Moreau, député de la Creuse

Certains fidèles du chef de l’Etat enragent ainsi à voix haute. « Qu’est-ce qu’on envoie comme message aux électeurs des dernières élections européennes, notamment ceux qui ont voté écolo ?, interroge le député (La République en marche, LRM) de la Creuse, Jean-Baptiste Moreau. Cet accord est signé par une Commission européenne en bout de course, sur un mandat de travail qui date d’il y a vingt ans. On a l’impression d’un passage en force. C’est cette Europe-là que les gens ont repoussée depuis des années. Cette Europe-là qui a provoqué le Brexit. »

« Haut niveau de mensonge »

Inquiet des conséquences potentielles pour les éleveurs bovins en particulier – « le Mercosur est en capacité d’envahir le marché européen », estime-t-il –, M. Moreau doute aussi de la « cohérence environnementale » de cet accord. « Le Brésil est dans une situation agronomique catastrophique, avec des sols rendus stériles par l’usage massif de produits phytosanitaires en tout genre », note cet agriculteur de profession.

« Bolsonaro a une stratégie perverse et sournoise, il met en œuvre des politiques radicalement opposées à l’esprit de l’accord de Paris, abonde son collègue du Maine-et-Loire, Matthieu Orphelin (ex-LRM), proche de Nicolas Hulot. Depuis son arrivée au pouvoir, le rythme de la déforestation en Amazonie a plus que doublé. On en est à plus de 400 hectares de forêt primaire détruits chaque jour et l’on sait qu’à chaque fois qu’on déforeste un hectare, c’est 450 tonnes de CO2 envoyées dans l’atmosphère. C’est une bombe climatique ! »

L’opposition, quant à elle, a tôt fait de s’en prendre à Emmanuel Macron. « Il suffisait que la France dise non pour que l’Europe dise non, s’agace la députée des Deux-Sèvres et ancienne ministre socialiste de l’environnement, Delphine Batho. C’est tragique. On est à un haut niveau de mensonge, quand on reprend ce que le gouvernement disait avant les élections européennes sur l’impossibilité de conclure avec le Mercosur… »

Selon Mme Batho, la conclusion de l’accord a pour conséquence inédite de constituer « un front commun qui va des écologistes aux agriculteurs »

« Honte à la Commission européenne ⁦⁦de pactiser avec Jair Bolsonaro, qui s’en prend aux démocrates, aux LGBT et aux femmes, à l’Amazonie, et a homologué 239 pesticides depuis janvier. ⁦Les Verts européens se battront sans relâche pour le bloquer », a prévenu pour sa part l’eurodéputé Yannick Jadot (Europe Ecologie-Les Verts). Selon Mme Batho, la conclusion de l’accord a pour conséquence inédite de constituer « un front commun qui va des écologistes aux agriculteurs ».

Les deux principaux syndicats agricoles français, la FNSEA et la Confédaration paysanne, ont en effet joint leurs voix au concert de désapprobation. « J’ai une réaction de dégoût, souffle Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne. Les enjeux de souveraineté alimentaire, de territoires, [et les enjeux] climatiques sont balayés au profit du commerce international et d’une croissance débridée. » « Comment le gouvernement peut-il dire à l’agriculture française, montez en gamme, moins d’antibiotiques, moins de phytosanitaires, plus de traçabilité, et ouvrir grand les vannes à un pays, le Brésil, qui s’est illustré par des scandales sanitaires à fort retentissement ? », a déclaré de son côté Christiane Lambert, présidente de la FNSEA. Le poison n’a pas fini de se répandre.