Des agriculteurs sur un marché de coton dans le village de Soungalodaga, près de Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso, en mars 2017. / Luc Gnago / REUTERS

L’Afrique ne représente encore que 2 % du marché mondial des pesticides. Leur utilisation peu ou pas contrôlée soulève cependant des inquiétudes croissantes avec la multiplication de maladies non transmissibles – cancers, malformations congénitales, troubles neurologiques, diabètes – dont ces substances chimiques peuvent être l’une des causes. Le 31 mai, la conférence sur l’utilisation des pesticides en Afrique organisée au Tropical Pesticides Research Institute, implanté à Arusha (Tanzanie), a débouché sur un appel signé par plusieurs dizaines de chercheurs africains et européens, des responsables d’administrations, des ONG. Ensemble, ils réclament une interdiction immédiate des produits les plus dangereux, l’instauration de cadres réglementaires plus stricts et la mise en œuvre de systèmes de surveillance et de contrôle efficaces pour prévenir les intoxications humaines et la pollution des milieux naturels.

Les signataires exhortent aussi les chefs d’Etat et les institutions comme l’Union africaine ou la Banque mondiale, auxquels est destiné le texte, à se détourner de l’agriculture chimique pour privilégier l’agroécologie. Chargé de recherches au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), spécialiste des politiques sanitaires en Afrique, Moritz Hunsmann est l’un des organisateurs de la conférence et l’un des signataires de cet appel dont le premier objectif est de donner de la visibilité à un problème aujourd’hui largement ignoré.

L’utilisation des pesticides, si elle reste limitée, n’est pourtant pas nouvelle en Afrique. Pourquoi sonner l’alerte aujourd’hui ?

Moritz Hunsmann Le recours aux pesticides pour lutter contre les différentes maladies menaçant les récoltes remonte à l’époque coloniale et au développement des plantations. Mais la généralisation aux petits paysans est en revanche bien plus récente. Tous les chiffres officiels, dont ceux publiés par les Nations unies, indiquent une augmentation importante de l’usage de pesticides et ils ne reflètent qu’une partie de la réalité. Bon nombre de produits – non homologués – proviennent d’importations via le marché informel. Leur origine peut être l’Asie, l’Europe, mais aussi d’autres pays africains. Certaines substances vendues légalement en Afrique sont d’une toxicité telle qu’elles ont été retirées du marché européen parfois depuis de nombreuses années.

Vous parlez de réseaux de veille qui ont commencé à apparaître sur le terrain ?

Plus que des réseaux, ce sont des individus et souvent des médecins qui, voyant se multiplier des pathologies encore rares il y a peu, ont commencé à compter le nombre de nouveaux cas. Il peut s’agir de certains cancers ou de problèmes comme l’infertilité masculine, comme par exemple dans les régions cotonnières du Burkina Faso, grandes utilisatrices de pesticides. Pour les paysans, les filières agricoles d’exportation sont souvent le moyen d’accéder aux pesticides. Ainsi, un paysan burkinabé sera tenté de faire du coton pour pouvoir se procurer des produits dont il se servira pour ses cultures maraîchères, alors que ceux-ci ne sont pas censés être utilisés sur des cultures alimentaires. L’agriculture emploie encore 70 à 80 % de la population dans certains pays et la nature familiale des exploitations conduit à une généralisation des expositions aux pesticides. Y compris pour les enfants qui jouent ou aident dans les champs et vivent à côté de ces produits hautement toxiques, dans leur foyer, où ils sont stockés.

La mauvaise utilisation des produits phytosanitaires par les paysans est souvent mise en avant pour expliquer les intoxications liées aux pesticides. Qu’en pensez-vous ?

Les fabricants de pesticides, comme les autorités agricoles, désignent souvent l’utilisateur mal informé comme coupable de ces problèmes sanitaires. Il suffirait de promouvoir un usage sécurisé pour faire disparaître les effets néfastes de ces substances chimiques. Cela n’est vrai nulle part. Pour ne prendre que l’exemple des équipements de protection individuelle (EPI), il n’en existe pas qui permette de protéger les travailleurs agricoles dans leurs conditions réelles d’utilisation. En Afrique, en raison du climat en zone tropicale, s’ajoute le fait que ces équipements seraient souvent impossibles à supporter. Et ils seraient de toute manière trop coûteux pour la majorité des paysans.

Comme dans le cas de l’amiante – avant qu’on ne l’interdise – la promotion d’un « usage sécurisé » est une façon de gagner du temps avant de devoir reconnaître la toxicité de certains produits.

Comment sont autorisés les pesticides utilisés en Afrique ?

Cela dépend des pays. Certains possèdent une institution nationale comme la Tanzanie, avec le Tropical Pesticides Research Institute qui délivre des autorisations de mise sur le marché. D’autres ont délégué cette fonction à une instance supranationale comme le Comité sahélien des pesticides pour l’Afrique de l’Ouest. Dans tous les cas, les moyens humains, financiers et techniques sont extrêmement insuffisants pour évaluer la toxicité des produits et les risques sanitaires et environnementaux qui découlent de leur utilisation. Nous savons en réalité peu de choses sur la manière dont ces institutions prennent la décision d’autoriser ou non la mise sur le marché. La plupart du temps, une fois l’autorisation accordée, aucun suivi n’est réalisé, aucune procédure de réévaluation n’est prévue.

Ainsi, de nombreuses substances interdites en Europe comme le paraquat, l’endosulfan ou le monocrotophos continuent à être autorisées dans de nombreux pays. Les signataires de l’appel d’Arusha demandent aux gouvernements africains d’interdire immédiatement les plus dangereuses.

Vous parlez d’un problème négligé au nom d’une priorité supérieure qui est celle de nourrir les Africains…

La lutte contre l’insécurité alimentaire rend difficile tout débat sur les pesticides en Afrique. Il faut produire plus pour satisfaire une demande qui va sans doute doubler au cours des trente prochaines années, même s’il y a d’énormes progrès à faire pour limiter les pertes post-récolte. Dans ce contexte, les conséquences sanitaires de l’usage des pesticides sont souvent présentées comme « le prix à payer » pour nourrir les populations et donc comme un arbitrage politique acceptable. Mais il faut avoir conscience que la modernisation de l’agriculture à marche forcée dans laquelle se retrouvent des groupes agroalimentaires, des groupes agrochimiques, des bailleurs de fonds et bien sûr des gouvernements fait la promotion d’un modèle dépassé. La Révolution verte en Afrique est porteuse de l’utilisation massive de pesticides. Or, nous savons en Europe que ce modèle d’agriculture chimique est dans l’impasse. Est-ce vraiment ce futur-là que nous voulons vendre à l’Afrique ?