La ministre de la justice Nicole Belloubet, à l’Assemblée nationale, le 18 juin 2019. / ERIC FEFERBERG / AFP

Editorial du « Monde ». La proposition de Nicole Belloubet de sortir l’injure et la diffamation de la loi de 1881 part sans doute d’une bonne intention : pour parvenir à mieux réprimer la haine sur Internet, la garde des sceaux s’est demandé, dans le Journal du dimanche du 15 juin, s’il ne serait pas judicieux de rattacher ces deux délits au droit pénal commun, et non plus à la loi sur la presse, pour juger rapidement les récidivistes en comparution immédiate, et sans formalisme excessif.

Le débat est ancien, et a été relancé par la procureure générale de Paris, qui considère que les dispositions de la loi de 1881 « sont devenues de véritables facteurs d’obstruction à l’application de la loi pénale ». La loi du 13 novembre 2014 a déjà soustrait la provocation et l’apologie du terrorisme de la loi sur la presse, ne faut-il pas aller plus loin ?

« Il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois, disait Montesquieu. Mais le cas est rare, et, lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante. » La loi du 29 juillet 1881 est l’un des textes fondateurs de la IIIe République, et le socle de la liberté de la presse, directement inspiré de la Déclaration des droits de l’homme de 1789.

Un remède pire que le mal

Une loi complexe où, à rebours du droit commun, le journaliste, comme l’éditeur de presse, est présumé coupable et doit établir sa bonne foi et le bien-fondé de ses écrits devant un tribunal correctionnel. La loi est pleine de chausse-trapes, de délais contraignants et d’un formalisme quasi byzantin, mais c’est un texte protecteur, qui assure depuis cent cinquante ans le fragile équilibre entre les droits et les devoirs des journalistes.

En ôter l’injure et la diffamation revient à vider la loi de 1881 de son contenu, puisque ces deux délits représentent 90 % du contentieux des délits de presse – qui ne seraient donc plus des délits de presse. Les subtiles arcanes de la loi ont été vigoureusement confortés par la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de cassation : des informations diffamatoires – c’est-à-dire qui portent atteinte à l’honneur ou à la considération de quelqu’un – ne sont pas punissables s’il s’agit d’informations « d’intérêt public » et, de surcroît, qu’elles s’appuient sur « une base factuelle suffisante ».

Il est d’autres moyens de lutter contre les propos haineux ou racistes sur Internet, la proposition de loi de la députée LRM Laetitia Avia tente, non sans difficultés et ardentes controverses, d’y faire face. Vider de son sens la loi de 1881 serait à coup sûr un remède pire que le mal et laisserait indirectement entendre que le pouvoir ne se résigne pas à ce mal nécessaire pour les politiques qu’est l’indépendance de la presse.

Les convocations ces derniers mois des journalistes pour violation du secret-défense, sur les ventes d’armes françaises pour la guerre au Yémen ou sur l’affaire Benalla, ont déjà suscité un certain trouble. Les propos – aussitôt retirés – de Cédric O, le secrétaire d’Etat au numérique, qui s’était prononcé pour « un conseil de l’ordre des journalistes », afin de lutter contre les fausses informations, en prévenant qu’à défaut ce serait, « au bout du bout », à l’Etat d’intervenir, avaient fait bondir.

D’autant qu’Emmanuel Macron avait déjà prévenu qu’il « n’avait pas croisé cette idée depuis l’Italie des années 1930 ». Sur la loi de 1881 s’est construite, bon an, mal an, la liberté d’informer. Même d’une main tremblante, il n’y a pas nécessité à la vider de son sens.