Le 3 juillet 2019, manifestation de migrants à Nantes, en France. / SEBASTIEN SALOM-GOMIS / AFP

Tribune. Depuis vingt-six ans et l’instauration du visa Schengen en 1993, nous assistons, impuissants, depuis l’Afrique méditerranéenne, au drame qui se joue à nos frontières communes avec l’Europe.

Durant ce quart de siècle, au moins 40 000 personnes sont décédées et bien plus encore ont disparu sur les routes migratoires sahariennes et méditerranéennes.

Frontiérisation européenne

Cette tragédie, nous l’éprouvons dans notre chair, car nombre d’entre nous avons vécu personnellement le passage non autorisé de ces frontières et la violence qui lui est inhérente, ou connaissons une personne qui l’a vécu. Des milliers de Marocains, de Tunisiens, d’Algériens, d’Egyptiens ont enterré leur père, leur sœur, leur fils, morts noyés dans la mer ou étouffés dans un conteneur ; et bien d’autres rêvent de pouvoir retrouver le corps disparu d’un des leurs. Nous l’éprouvons en ramassant les cadavres de personnes venues de Syrie, d’Irak, du Sénégal, de Guinée, du Congo et de bien d’autres pays d’Afrique.

Nous l’éprouvons encore en jouant le rôle de garde-frontières que l’Europe exige de nous. Les matraques qu’elle met dans nos mains pour meurtrir les corps des migrants « indésirables » ; les lames tranchantes des grillages qu’elle nous fait ériger pour déchirer la chair des migrants « aventuriers » ; les visas biométriques qu’elle nous fait payer très cher pour réguler l’identité des migrants « clandestins » ; les camps qu’elle nous fait construire en Libye et qu’elle rêve de multiplier partout pour enfermer loin de chez elle les âmes des migrants « récalcitrants ». Tout cela fait partie d’un dispositif que l’on peut qualifier d’externalisation des contrôles migratoires ou, encore, de frontiérisation européenne.

Cette stratégie de l’Europe est le résultat de son incapacité à élaborer une politique migratoire communautaire et de lui avoir préféré, alors, une politique de frontiérisation. Les besoins de travailleurs migrants ou les traditions d’asile sont tellement différents selon les pays membres, voire selon les périodes, que le manque d’harmonisation a laissé des interstices dans lesquels les personnes migrantes réussissent tant bien que mal à s’infiltrer.

Afin de limiter cela, l’Union européenne a imposé aux pays limitrophes une cogestion des flux, c’est-à-dire, en réalité, un contrôle de sa frontière. C’est une stratégie qui s’inspire de la globalisation économique pour produire à moindre coût et avec le moins d’entraves possible, l’effet désiré. Les coûts ici sont économiques mais, surtout, politiques et juridiques. Car, dans l’esprit des technocrates européens qui ont imaginé cela, les sociétés civiles d’Afrique méditerranéenne et sahélienne n’auraient pas la même capacité d’influence ni la même volonté que celles d’Europe pour limiter les répressions anti-migrants et leurs gouvernements ne seraient pas aussi respectueux des droits humains que les gouvernements européens. C’est du « off shoring » : on délègue la matraque et on déterritorialise le contrôle de la frontière le plus loin possible.

Une résistance qui se nomme empathie

C’est pourquoi les ONG comme Sea Watch ou SOS Méditerranée avec L’Aquarius posent tant de problèmes : non seulement elles mettent en lumière cette infamie, ce manque pathologique d’empathie propre à la bureaucratie et aux délires xénophobes. Mais elles limitent aussi cette stratégie d’externalisation en débarquant sur les terres européennes les « coûts », économiques, politiques, humains, qui étaient pourtant délégués à des supplétifs.

Alors que le projet consistait à faire disparaître les personnes et leur consistance sociale derrière la bureaucratie de la gestion des flux et le contrôle frontalier lointain, voilà que ces ONG les ramènent, avec leurs histoires, qu’il faut écouter, leur corps qu’il faut soigner, leurs droits qu’il faut respecter. Ces ONG nourrissent la sympathie des Européens pour ces migrants et c’est ce que les électeurs de Salvini, Le Pen et Orban ne veulent surtout pas voir. C’est pourquoi Carola Rackete a été emprisonnée, et avant elle Cédric Herrou, et que d’autres le seront encore. Il n’est pas possible de comprendre autrement cet acharnement contre ces militants. C’est une attaque sournoise à un sentiment pourtant essentiel sans lequel il n’y a plus de possibilité de société : l’empathie.

Migrants en Méditerranée : « Des morts qu’on ne voit pas sont des morts qui n’existent pas »
Durée : 07:02

Cette frontiérisation impose l’idée qu’il y a deux mondes, alors qu’en réalité il n’y en a qu’un, c’est d’ailleurs pour cela que l’externalisation des contrôles migratoires est possible. Des militants comme Carola Rackete, qui non seulement sauvent des vies mais aussi les valeurs démocratiques européennes qui s’abîment en Méditerranée, nous rappellent qu’il n’y a qu’un seul monde que ces frontières déchirent. C’est en réalité un principe de réciprocité : si ma vie compte, chaque vie compte, car nous avons en commun la vulnérabilité et le devoir de la surmonter en essayant de prendre soin les uns des autres. Ainsi, ce ne sont plus de simples cadavres anonymes, ce ne sont plus des paquets zippés débarqués sur des quais, ni des silhouettes difformes captées par des caméras infrarouges se lançant à « l’assaut » des barbelés de l’Europe, ni des marionnettes abusées que des uniformes font valser de camp en camp, mais des personnes avec des histoires singulières dont la vie est révélée. Il devient alors plus dur, à moins d’être un raciste convaincu et motivé, de faire disparaître ces vies. C’est, du moins, bien plus coûteux…

Descendants de « Nègres »

En Afrique méditerranéenne et sahélienne aussi la résistance s’est organisée depuis une vingtaine d’années sur les routes migratoires pour rappeler que les vies ont partout autant de valeur et que la mobilité n’est pas un état inférieur à la sédentarité. Au Maroc, au Niger, en Tunisie, au Mali, etc., des militantes et des militants soignent ces vies, les font connaître, les défendent. Ils les humanisent, tout simplement. Ils affirment que nul ne doit être étranger chez lui en Afrique et que comme l’écrasante majorité des migrants africains migrent à l’intérieur du continent, cela concerne d’abord les sociétés africaines.

Comme Hicham Rachidi, membre fondateur du Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et des migrants au Maroc (Gadem), ils se sont couchés sous les roues des autocars qui déportaient des migrants dans des zones désertiques. Ils ont identifié des cadavres pour que les corps puissent être rendus à leur famille. Ils ont manifesté devant des prisons où on enfermait des migrants pour défaut de papiers. Ils ont payé des avocats, écrit des manifestes, fait signer des pétitions, organisé des sit-in, des caravanes de solidarité, des concerts. Ils dénoncent depuis des années l’ingérence de l’UE et la collaboration de leur gouvernement respectif.

Ils ont crié partout, haut et fort, que nous sommes dans une impasse car les personnes que nous violentons d’une main, au nom de Sa Sainteté « la frontière européenne », nous les soignons d’une autre, au nom d’une profonde empathie liée au fait que nous sommes aussi des migrants, des descendants de « Nègres » et « d’indigènes », que notre sort est lié au moins depuis la colonisation et nos résistances à celle-ci.

Choisir

Pendant ce temps, que faisaient nos dirigeants africains ? C’est une question essentielle, car, à l’exception de quelques rares chefs d’Etat, dont le roi Mohammed VI sur la nécessité de faire de la question migratoire une question africaine avec une approche humaniste et de ne plus se laisser piéger par l’agenda européen, les pays africains se sont complètement désinvestis.

Ils ont durant trop d’année laissé l’UE et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) dicter leur stratégie, et parfois jusque dans leurs productions juridiques. C’est très préoccupant, d’autant que même le Maroc, malgré sa nouvelle politique migratoire ambitieuse, ne peut pas faire autrement que de continuer à contrôler violemment la frontière européenne en empêchant des migrants marocains ou étrangers de la passer sans autorisation.

Si l’Europe devra choisir entre Carola Rackete ou Salvini, l’Afrique méditerranéenne et sahélienne devra elle aussi choisir entre produire une véritable politique migratoire africaine ou participer à la stratégie européenne de frontiérisation. Le danger de devenir une zone tampon, ni européenne, ni africaine, où de nouveaux « goumiers », sortes de supplétifs postcoloniaux de la frontière européenne, tabassent, emprisonnent et poussent les migrants à s’aventurer sur des routes dangereuses est réel. Nous le constatons tous les jours avec le cas libyen, et le silence de nos dirigeants n’est pas rassurant.

Mehdi Alioua est professeur associé à l’Université internationale de Rabat, titulaire de la chaire « Migrations, mobilités, cosmopolitisme ».

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