Le Prince Albert était venu avec son drapeau, mercredi. / CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS

Quelle idée, Christian Prudhomme ! Quelle idée de nous donner, au sixième jour de course, l’identité du vainqueur du Tour de France ! Le projet a certes quelques avantages : ce soir, on fait les valises, on rentre à Paris, et le bilan carbone du Tour de France s’en voit divisé par trois.

Car on ne voit pas l’intérêt de continuer à suivre le Tour quand chacun sait que le maillot jaune à la Planche-des-Belles-Filles est systématiquement maillot jaune à Paris, théorème d’une fiabilité incontestable puisqu’il s’appuie sur déjà trois précédents : Bradley Wiggins en 2012, Vincenzo Nibali en 2014 et Christopher Froome en 2017. Si ce n’est pas le cas cette année, sans doute sera-ce l’exception qui confirme la règle ; auquel cas ce théorème s’en verra renforcé et il faudra songer à l’inscrire au règlement de l’épreuve.

Quelle injustice pour les sublimes Peyresourde, Iseran ou Croix de Fer, depuis si longtemps au patrimoine du Tour de France et toujours réduits à un rôle de figurants. La Planche-des-Belles-Filles est une aguicheuse, riche des pentes sévères que la nature lui a donnée. Elle prétend à un destin plus grand sans rien savoir de la vie. Elle cache derrière une incontestable photogénie un bétonnage qui fait fuir les grands tétras. Elle est aussi menteuse et pas qu’un peu : pour une planche elle est bien raide, et la dernière fois qu’on y est venu, on n’y a vu que des messieurs.

Jaune +7 ?

Mais la Planche est là, et il y a tout lieu de l’apprécier entre un départ réjouissant et une traversée des Pyrénées que l’on pressent soporifique – ce n’est pas une critique, c’est une description. Pendant vingt minutes, les silhouettes aviaires des leaders ne vont plus pouvoir se planquer.

Vingt minutes, c’est une durée d’effort qui entre tout à fait dans les cordes de Julian Alaphilippe, l’homme qui commence à faire hurler la France, on l’a entendu à Saint-Dié-des-Vosges. Et la perspective d’une traversée du pays en jaune, de Nord-Est en Sud-Ouest comme un monarque baptisant ses terres, l’aidera à serrer les dents sur les sept kilomètres de pente. « Julian est très très fort, je le vois bien, pourquoi pas, être en jaune après la Planche », prédit Nicolas Portal, le directeur sportif de l’équipe Ineos.

Si la cavalerie Ineos ne galope pas dans les cols précédents – et on ne voit pas pourquoi elle le ferait –, si les Bardet, Porte ou Dan Martin ne dégoupillent pas une grenade au pied de la montée, ce n’est pas dans le dernier kilomètre, aux faux airs de mur de Huy, sa résidence secondaire belge, que Julian Alaphilippe craquera. Rappelons les chiffres : le Français a 25 secondes d’avance sur le Néerlandais Kruijswijk et 40 secondes sur Egan Bernal, les deux favoris pour lui reprendre le maillot, sachant que 10, 6 et 4 secondes sont distribuées sur la ligne d’arrivée. Si le peloton est groupé au sommet de l’avant-dernière difficulté, le col des Chevrères, 8, 5 et 2 secondes seront aussi à prendre, et Alaphilippe ne s’en privera pas.

A titre de comparaison, l’écart entre les dix premiers de l’étape a toujours été de 40 secondes à une minute. Le nouveau dernier kilomètre, en graviers par endroits et très raide dans sa deuxième moitié, est censé corser le tout. Mais il peut aussi reporter d’un kilomètre la grande explication.

Le dernier kilomètre de la Planche-des-Belles-Filles, avant qu’ASO ne pense à enlever la barrière. / Jean-François Fernandez/Radio France/Maxppp

« G » et « Egan », premier round

D’où viendra l’initiative ? Pas d’Ineos, sans doute, dont Egan Bernal et Geraint Thomas seront toujours co-leaders à l’issue de l’étape, sauf énorme défaillance de l’un des deux. Le Gallois, aussi habile dans les coulisses que sur un vélodrome, a préparé l’opinion au fait qu’il perdrait un peu de temps sur son cadet : « Elle convient plus aux purs grimpeurs, qui ont du punch, comme Egan, d’abord. Mais aussi Adam Yates, Richie Porte, Nairo Quintana. C’est plus qu’une mise en bouche. Il faut être patient car on peut se sentir bien en bas mais sur les pentes à 20 %, on peut reculer assez vite. »

L'incroyable secret du train d'Ineos : en fait, c'est Wout Poels le leader. / CG / Le Monde

Ce qu’en dit Nicolas Portal : « “G” aime bien les longues côtes, un peu moins raides, surtout en début de Tour et parce qu’il manque de jours de courses. On s’attend à avoir un Egan plutôt en cannes et à un peu d’écart entre les deux. »

Quant à l’hypothèse de devoir défendre le maillot jaune des Vosges jusqu’à Paris, elle n’avait pas l’air d’effrayer le Gersois : « Ce n’est pas comme avant, les équipes sont beaucoup plus solides (pour défendre le maillot jaune). Une espèce de deal se fait entre les équipes sans même se parler : celles qui visent la victoire d’étape nous laissent défendre le maillot pendant 50 kilomètres et ensuite, elles arrivent (pour rouler). Ce n’est pas si compliqué. Le plus dur, c’est de supporter la pression du maillot jaune pour le leader, le protocole et compagnie. »

Pinot peut suivre, Bardet bouger

En écoutant Portal tel Saint-Louis sous le chêne, on s’est dit, toujours cynique, que la meilleure chose pour Thomas serait de laisser Bernal prendre le maillot jaune, pour une poignée de secondes. Et de le laisser, comme le décrivait Alaphilippe mercredi soir, « fondre comme un glaçon au soleil ».

Thibaut Pinot, lui a l’air frais comme les poissons qu’il relâche dans son étang, et son nom est peint 47 fois dans le dernier kilomètre, a compté L’Equipe. Il lui faudra pourtant courir la tête froide et comme un favori, c’est-à-dire en faisant chiant, comme on l’enseigne au Monde.

A l’inverse, Romain Bardet promet qu’il n’hésitera pas, si les jambes répondent. L’enjeu est double : refaire en partie la minute de retard accumulée sur le contre-la-montre par équipes, et redonner confiance à ses coéquipiers sur sa capacité à être un premier rôle du Tour 2019.

On récapitule : Bardet en dynamiteur, Pinot en leader, Alaphilippe en sauveteur. Et là, mes amis, elle ne serait pas peu chouette, cette ligne bleue des Vosges.