L’épatant Wout Van Aert lève les bras à Albi, et Thibaut Pinot baisse la tête. Ce qui ressemblait à une étape de transition s’est transformée en étape décisive, et le Tour jusqu’alors sans faute du grimpeur français a basculé du mauvais côté. Geraint Thomas et Egan Bernal peuvent avoir le sourire, à la veille de la journée de repos dans la ville rouge, où Julian Alaphilippe reste en jaune. Le coup de génie tactique de leur équipe a probablement éliminé leur plus dangereux rival, avant même les Pyrénées.

Thibaut Pinot en difficulté, le 15 juillet, lors de la 10e étape entre Albi et Saint-Flour. / JEFF PACHOUD / AFP

On passe des semaines en altitude en Sierra Nevada, on va s’entraîner sur des volcans loin de sa famille, on bouffe du pourcentage dès janvier pour se préparer aux ascensions de juillet, et c’est sur une route plate au niveau de la mer que le Tour de France se joue. La tendance était claire depuis plusieurs années et la 10e étape, lundi, en a fourni un bel exemple : avec des favoris si proches les uns des autres en haute montagne, il ne suffit plus de maîtriser la pente, il faut aussi maîtriser le vent.

Pinot est la principale victime du coup de bordure du jour, ce mouvement tactique spectaculaire qui réveille brutalement les ronronnantes étapes de transition comme celle entre Saint-Flour et Albi, et que la vidéo ci-dessous expliquera mieux que nos mots.

La bordure
Durée : 02:39

Il restait donc 35 kilomètres à parcourir lorsque l’équipe Quick Step, Julian Alaphilippe et son maillot jaune en tête, décida soudain d’accélérer en tête du peloton, à la sortie d’un rond-point, sur une route exposée à un vent de côté. La marmite bouillonnait depuis une bonne quinzaine de kilomètres, et les Bora-Hansgrohe puis Education First avaient déjà tenté de faire exploser ce peloton éreinté par sept jours de course intenses. C’est lorsque les patrons du peloton, les Ineos de Geraint Thomas et Egan Bernal, mirent en route que le groupe se scinda en plusieurs.

« Journée de merde »

« C’était une de ces journées où on savait dès le départ que ce genre de choses pouvait arriver, alors il fallait être là à l’avant », explique Geraint Thomas, qui a passé « une très bonne journée. » « On avait étudié le parcours la veille, raconte Nicolas Portal, directeur sportif de l’équipe britannique. On savait qu’il y avait des sections où c’était assez ouvert et où le vent pouvait souffler fort. C’est un coup de force, on a tenté. Vaut mieux tenter et freiner si ça marche pas, mais là, ça fait un sacré numéro. 1 min 40 s, honnêtement, c’est beaucoup. »

Thibaut Pinot le sait, et la journée de repos mardi risque d’être maussade pour la Groupama-FDJ. Derrière la ligne d’arrivée, le leader de la Groupama-FDJ s’est arrêté devant un mur de micros. Après avoir repris son souffle, il a d’abord hésité à faire demi-tour après la question posée par France Télévisions. Puis, après quelques secondes d’hésitation, la voix chevrottante : « Y a rien à dire, c’est une journée de merde, et c’est comme ça, quoi ! » Puis demi-tour, sous le regard interloqué des journalistes.

Sébastien Reichenbach, son équipier suisse, affronte les micros à deux mètres de là. « C’est dommage, quand on voit toute l’énergie qu’on met à se placer devant.... » Relance : « Vous étiez mal placés ? » Réponse : « Je dois aller me changer. »

Les jolis coups d’Epernay et Saint-Etienne gâchés

Bien sûr, il faut encore franchir les Pyrénées, puis les Alpes où trois étapes effrayantes attendent le peloton juste avant Paris. Difficile de penser, malgré tout, que les rêves de Thibaut Pinot ne se sont pas éparpillés lundi, comme ses coéquipiers qui sautèrent au fil des kilomètres après une poursuite éreintante qui le ramena à 11 secondes du peloton. Avant que l’écart ne grossisse à nouveau, très rapidement.

A l’arrivée, c’est un carnage : Thibaut Pinot perd 1 min 40 s sur les Ineos, tout comme Jakob Fuglsang, Richie Porte ou Rigoberto Uran. Et voilà les trente-trois secondes grappillées à Epernay (5 secondes) et Saint-Etienne (28) englouties dans le Tarn. Mikel Landa, renversé de manière non intentionnelle par Warren Barguil alors qu’il était dans le bon coup, lâche 2 min 9 s. Les Ineos ont matraqué le Tour.

On saura dans moins de quinze jours si le podium, voire plus, s’est envolé à Albi pour le Français de 29 ans. Lors du Tour 2015, Chris Froome avait pris 1 min 28 s à Nairo Quintana lors de la deuxième étape toute plate et balayée par les vents de Zélande. Sur le podium des Champs-Elysées, il devançait son dauphin colombien de 1 min 12 s.

Le Tour du comptoir : Saint-Flour

Après chaque étape, Le Monde vous envoie une carte postale depuis le comptoir d’un établissement de la ville de départ.

Où la cathédrale est plus haute que celle de Cologne.

Des tourbillons de sable sur la place d’Armes de Saint-Flour : la « cité du vent » porte bien son surnom ce lundi, et ça ne fait pas les affaires de Séverine et Sabine, au bar des Arcades : « Ça fait longtemps qu’on a arrêté de mettre des sets de table en terrasse, ils s’envolaient tout le temps. »

Le Tour de France ne fait pas franchement leurs affaires non plus : la place est déserte. L’agitation et la foule qui consomme se trouvent à l’autre bout de la ville. Aujourd’hui, les communes paient (120 000 euros) pour avoir le droit d’accueillir le départ du Tour de France et profiter des retombées économiques, On n’en est pas encore à faire payer les commerçants desdites communes pour faire venir le Tour dans leur quartier plutôt que chez les voisins.

« Peut-être qu’une fois le départ donné, les gens s’étaleront. » On espère pour Sabine et Séverine que ce fut le cas. On l’espère aussi pour les touristes venus assister au départ, car en poussant jusqu’au bar des Arcades, ils auront vu la fort belle cathédrale de Saint-Flour, plus haute que celle de Rouen (151 m), et même que celle de Cologne (157 m), puisqu’elle culmine à 908 m, ce qui fait d’elle la plus haute cathédrale d’Europe, et peu importe que 892 de ces 908 m soient en fait la roche volcanique sur laquelle Saint-Flour est construit.

Il y a à Saint-Flour la ville basse (« le faubourg) et la ville haute, perchée sur son caillou (on dit alors qu’on est « en ville », ce qui n’est pas très sympa pour le faubourg, mais bon). Certains Sanflorains du bas peuvent passer des mois sans se rendre en haut, et vice-versa. « Ce sont deux villes différentes, presque deux mondes à part », dit Séverine.

Pas de funiculaire ici, il faut se cogner les 338 marches du chemin des Chèvres pour aller de l’une à l’autre. Ce chemin s’achève par le passage de la Main de Saint-Flour, un minuscule goulet entre deux parois rocheuses. La légende veut qu’au IVe siècle, l’évêque Florus venu prêcher la bonne parole aux habitants du coin, se soit retrouvé bloqué par la roche dans sa montée vers la ville haute (avait-il déjà évangélisé les habitants du faubourg ?). Il lui suffit alors de poser la main dessus et de prier pour que, tel la mer Rouge devant Moïse, la roche s’ouvre devant lui. Désormais, en passant par ici, il est de bon ton de chercher la trace de la main de Florus.

Le passage de la Main de Saint-Flour.

« Fai tot petar miladiu ! » = « Ça fait péter nom de dieu ! », en patois auvergnat. Saint-Flour, plus que jamais « cité du vent ».