MICHELE CATTANI / AFP

Le frémissement est presque imperceptible. Mais, dans une Centrafrique ravagée par plusieurs années d’un conflit interminable, c’est une nouvelle qui n’est pas tombée inaperçue. L’export du coton reprend timidement, passant d’un niveau quasi nul en 2016 à plus de 1 200 tonnes en 2018. Un niveau faible comparé aux années 1990, quand la RCA exportait encore jusqu’à 60 000 tonnes par an. Mais la dynamique est suffisante pour intéresser les bailleurs de fonds du pays, soucieux de voir se développer un secteur qui nécessite une forte main-d’œuvre.

Autre signe d’espoir : lundi 15 juillet, une loi portant sur le statut juridique du futur Office national du coton a été adoptée. Cette décision ouvre la voie à la restructuration attendue d’une filière ruinée, mais porteuse d’espoirs pour le relèvement économique du pays.

Production « maudite »

« Nous avons replanté cette année, pour la multiplication des semences, parce que la quantité dont l’usine disposait n’était pas suffisante pour tous ceux qui veulent reprendre la cotonculture », explique Philippe, de la Fédération des cotonculteurs de Paoua, dans le nord-ouest du pays – qui préfère rester discret sur son nom de famille. Installé dans une case de sa concession, devant une ébauche d’ouvrage manuscrit sur la culture du coton qu’il a débuté il y a quelques années déjà, Philippe pourrait parler des heures durant de cette plante à laquelle il a consacré sa vie. « La région a déjà gagné sept fois la coupe du coton », se souvient-t-il fièrement, évoquant un trophée qui départageait autrefois les grandes régions productrices.

Philippe n’est pas le seul à souhaiter le redémarrage de ce secteur à Paoua. Engagée dans un comité de paix de la région, Annie – qui souhaite aussi rester anonyme – le confirme : le retour du coton pourrait contribuer à retenir les jeunes tentés de rejoindre les groupes armés. D’abord parce que cette activité est plus rémunératrice qu’une simple culture de subsistance. « Aujourd’hui, j’ai trois enfants dont deux font des études supérieures, et le troisième est au lycée. C’est grâce au coton que j’ai pu leur payer ces études, et également construire ma maison », témoigne cette ancienne productrice.

Autrefois considérée comme « maudite » à cause du travail forcé pratiqué par les compagnies françaises jusqu’en 1952 (soit six ans après la loi Houphouët-Boigny, qui l’avait pourtant abolie), la production cotonnière a fait par la suite les beaux jours de la République centrafricaine. Au début des années 1980, près de la moitié de la population tirait son revenu directement ou indirectement de cette culture, et des dizaines de milliers de petits producteurs en vivaient encore à la fin des années 1990. « Du point de vue culturel, le coton est entré dans nos habitudes, explique Honoré Feizouré, le ministre centrafricain de l’agriculture. Pendant les vacances, tous les enfants repartent dans les villages pour aider les parents. Juste avant le Nouvel An, c’est la période de commercialisation, c’est une période de fête. Le coton est le moteur de développement dans les zones de savane. » Une production d’autant plus vitale que les populations utilisent les engrais et les pesticides (intrants) fournis avec les semences pour cultiver leurs propres cultures vivrières (maïs, haricots, manioc, arachides, etc.) l’année suivante.

Mais les mouvements aléatoires des cours du coton et, surtout, les crises politico-militaires de 2003 et 2013, ont réduit la production pratiquement à zéro, des années durant. Seuls quelques cultivateurs ont continué, afin d’obtenir des intrants. En 2006, après la faillite de la dernière société cotonnière, Socadetex, qui gérait les questions de récoltes et de relation avec les producteurs, une Cellule coton avait été mise en place à titre provisoire par le gouvernement centrafricain. Un « provisoire » qui a finalement duré. Sans réel statut juridique, cette Cellule coton a contracté de lourdes dettes auprès des producteurs évaluées à 3 milliards de francs CFA (4,5 millions d’euros). Et plus encore vis-à-vis de la SDIC, un fonds chinois qui a construit en 2012 pour 8 milliards de francs CFA l’usine d’égrenage de Bossangoa (centre-nord), la seule qui subsiste encore aujourd’hui en RCA. La structure de la Cellule coton souffrait également d’une réputation d’opacité, peu à même d’attirer les investisseurs publics et privés.

Rembourser les producteurs

Aujourd’hui, des fonds octroyés par la Banque mondiale à la Centrafrique ont permis de débloquer des financements pour régler les cotonculteurs, afin de les remettre en confiance et les pousser à semer à nouveau. « Nous avons recommandé au gouvernement de commencer par apurer les arriérés auprès des cotonculteurs, confirme Théodore Mianzé, chargé du secteur agricole pour la Banque mondiale à Bangui. Nous lui avons également conseillé de transférer la dette d’investissement de 8 milliards de francs CFA qui ont servi à construire l’usine de Bossangoa au service de la dette générale du pays. Ce qui permettrait de négocier avec Pékin un paiement progressif. »

L’institution de Bretton Woods a aussi préconisé d’engager une réforme structurelle du secteur, d’abord en transformant la Cellule coton en une société publique à vocation commerciale. Le nouvel Office national du coton poursuivra les activités traditionnelles de la Cellule coton, avec ses dettes apurées, et dans un cadre juridique mieux précisé. Il aura également pour vocation d’attirer des investisseurs, afin d’accentuer la plus-value de la production cotonnière par le développement des industries de transformation : textile, utilisation des graines pour les oléagineux, nourriture animale.

A Sibut, dans la région centrale de la Kémo, l’une des régions cibles pour le redémarrage de l’industrie cotonnière, le gouvernement a presque fini de rembourser les producteurs. Il y a quelques semaines, une nouvelle tranche a été déboursée. Serge Sainte-Croix, président d’un groupement rural et délégué technique pour les questions cotonnières, est moyennement satisfait. Oui, ce règlement est le bienvenu et peut aider à remotiver les producteurs. Mais ceux-ci ne veulent plus fonctionner ainsi à l’avenir, « en étant payé parfois plusieurs années après la récolte », prévient-il.

Non loin de lui, Jean-Napoléon Adramane acquiesce. Grand, visage émacié, Jean-Napoléon s’exprime avec assurance dans un très bon français. A « 61 ans révolus », ce fils de cotonculteur a vécu tous les soubresauts de cette culture depuis l’indépendance, en 1960. « J’étais encore enfant, alors, mais j’accompagnais mon père aux champs », se souvient-il, ému. Cette période, c’était celle de l’« Opération Bokassa », le premier âge d’or du coton centrafricain. Au début de son règne, le président putschiste qui allait s’autoproclamer empereur en 1977, avait réussi à doubler la production cotonnière du pays. Grâce à de nouvelles semences, à un début de mécanisation agricole, mais aussi « parce qu’il avait demandé à tous les hommes valides de se rendre aux champs pour cultiver le coton », précise Jean-Napoléon.

Stabilité et paix

Une politique volontariste, parfois décriée, mais qui reste dans les souvenirs et provoque comme un sentiment de nostalgie. Pour les cotonculteurs de Sibut, le drame est arrivé en 2013 avec le pillage et la destruction de l’usine d’égrenage de Giffa. Depuis, la production doit voyager jusqu’à Bossangoa. A vol d’oiseau, ce n’est pas très loin, mais la route est si mauvaise qu’il faut faire un détour de plusieurs centaines de kilomètres pour y arriver. En route, une grande partie de la récolte se perd ou se gâte.

Pourtant, affirme une source proche du dossier, la remise en état de l’usine de Giffa, ne coûterait « que » 2 millions d’euros. Une somme sans doute, mais qui représente peu de choses au regard des aides au développement injectées chaque année par la communauté internationale pour relever la République centrafricaine. La restructuration de la filière devrait permettre d’engager à terme ces travaux nécessaires, en attirant de nouveaux acteurs publics et privés.

Les objectifs de production du gouvernement ne semblent pas irréalistes. De 8 000 tonnes prévues pour 2019, la production pourrait passer à 24 000 l’année suivante, pour atteindre les 110 000 tonnes pour la saison 2028-2029. Ça ne fera pas encore du pays un gros producteur comparé aux géants d’Afrique de l’Ouest comme le Bénin, le Mali ou la Côte d’Ivoire. Mais ce sera suffisant, espère Honoré Feizouré, pour drainer une économie rurale aux grandes possibilités de transformation : « Si la filière est bien gérée, dans les villages, les paysans bénéficieront des conditions minimales pour s’occuper de leur santé, de l’éducation de leurs enfants, etc. Cela va apporter une stabilité socio-économique, gage d’une paix durable. »