Le maréchal Khalifa Haftar le 29 mai 2018 au palais de l’Elysée, à Paris. / REUTERS

L’évolution est passée inaperçue. Probablement parce que la Cyrénaïque (est de la Libye) est moins sous supervision internationale que la Tripolitaine (ouest), où est située la capitale libyenne. L’Armée nationale libyenne (ANL), dirigée par le maréchal Khalifa Haftar et dont la Cyrénaïque est la place forte, s’est taillé ces dernières années un véritable empire économique en usant de sa position militaire dominante.

L’armée de Haftar a ainsi mis en place « une stratégie de prédation » sur les territoires placés sous sa tutelle afin d’« accéder à de nouvelles sources de revenus », conclut un rapport publié fin juin par le centre de recherche Noria Research.

Intitulé « Predatory Economies in Eastern Libye » (Economies prédatrices en Libye de l’est), cette analyse jette une lumière inédite sur le mode de gouvernance à l’œuvre dans les zones contrôlées par l’ANL. A l’heure où le maréchal Haftar mène depuis trois mois à l’orée de Tripoli une bataille visant à « libérer » la capitale du règne des « milices », le décryptage de ses propres mécanismes de captation des ressources offre une contribution salutaire à l’analyse de la situation en Libye. Autant les études sur la « prédation » économique et financière opérée par les milices de la Tripolitaine n’ont pas manqué, autant l’effort de recherche équivalent sur l’ANL en Cyrénaïque faisait cruellement défaut. Le rapport de Noria Research remplit ce vide.

« Intégrité des institutions financières »

A priori, le handicap de l’ANL s’annonçait difficile à surmonter. Tripoli est en effet le siège des deux grandes institutions économiques et financières du pays : la Banque centrale et la Compagnie nationale du pétrole (NOC en acronyme anglais), qui gère les revenus issus de l’exploitation des hydrocarbures, ces derniers représentant la quasi-totalité des recettes de l’Etat. Face au gouvernement d’« accord national » (GAN) établi à Tripoli (ouest) et reconnu par la communauté internationale, le pouvoir rival de Benghazi (est), sur le quel s’adosse l’ANL, a d’emblée souffert d’un évident déséquilibre.

Cette autorité de la Cyrénaïque a eu beau mettre sur pied ses propres institutions économiques et financières – une Banque centrale et une NOC parallèles – la communauté internationale n’a reconnu que celles établies à Tripoli et a donc rendu la tentative de duplication assez vaine. Le paradoxe est que l’ANL contrôle l’essentiel des champs de pétrole et des terminaux d’exportation – notamment le Croissant pétrolier en bordure du golf de Syrte –, mais elle n’a pu ravir à la NOC et à la Banque centrale de Tripoli la maîtrise des revenus pétroliers. La communauté internationale a été intraitable dans le maintien de l’« intégrité des institutions financières » de la Libye, une position de principe qui a, de facto, joué en faveur du gouvernement établi à Tripoli.

Dans ce contexte adverse sur le plan national, l’ANL a néanmoins progressivement converti son capital militaire en capital économique, surtout après la « libération » de Benghazi à l’été 2017, obtenue grâce au soutien de ses parrains régionaux, Egypte, Emirats arabes unis, Arabie saoudite, au nom de la lutte « antiterroriste ». L’étude de Noria Resarch montre bien que l’instrument de cette montée en puissance de l’ANL aura été le Comité militaire d’investissement et de travaux publics (appelé communément « Comité militaire »), parapluie sous lequel l’ANL va progressivement mettre l’économie régionale de la Cyrénaïque en coupe réglée. L’une des dimensions de cette appropriation des ressources locales par l’ANL est la pression exercée sur le système bancaire privé pour arracher des prêts alimentant un « dangereux endettement », selon le rapport, qui voit là une des raisons ayant précipité l’offensive de Haftar sur Tripoli.

Une autre source de revenu sollicitée par l’ANL est l’exportation de la ferraille recyclée, un marché particulièrement lucratif. Officiellement, ce type d’exportation est prohibé en Libye mais le gouvernement parallèle de l’est du pays a exempté, sur la requête expresse de Haftar, le « Comité militaire » d’un tel interdit. Ce dernier préempte, selon le rapport, entre 30 % et 45 % des revenus tirés de cette ferraille exportée. Alléchés par ces perspectives de profit, des groupes armés liés à l’ANL ont, ajoute le rapport, fait main basse sur des infrastructures publiques comme des propriétés privées afin de les « démanteler et de vendre le métal à des grossistes ».

La contrebande du pétrole raffiné – subventionné – par voie maritime est une autre ressource prisée par l’ANL. Paradoxalement, cette activité illicite s’est développée en Cyrénaïque à la suite des mesures prises en 2018 pour la brider en Tripolitaine, selon un mécanisme de vases communicants. La contrebande du pétrole par voie terrestre en direction du Tchad a également été couverte par l’ANL. Le rapport cite notamment les protections offertes par les forces de Haftar à une milice – la brigade Ahmed Al-Sharif – gardant le champ pétrolier d’Al-Sarir dans le bassin de Syrte et spécialisée dans l’exportation illicite dans les pays voisins.

Acteur majeur du trafic d’êtres humains

Le 3 juillet 2019, à Tripoli, en Libye, près d’un centre de détention de migrants. / Ismail Zetouni / REUTERS

Enfin, dernière activité où l’ANL exerce une forme de supervision : la migration illégale. L’implication de Haftar dans ce type de réseaux est plutôt inattendue au regard de la réputation que s’est taillé le chef de l’ANL auprès de certaines capitales européennes, notamment Paris. Haftar y est en effet perçu comme un rempart contre le risque migratoire. La réalité est plus complexe.

Les migrants qui arrivent en Tripolitaine – base de départs vers l’Europe – en provenance de la Corne de l’Afrique doivent nécessairement traverser des territoires contrôlés, sinon directement par l’ANL, en tout cas par des groupes armés y ayant fait allégeance. Tel est notamment le cas de la milice Subul Al-Salam, principalement composée de membres de la communauté (arabe) Zway, opérant dans le district d’Al-Kufra à proximité des frontières égyptienne et soudanaise. « Le soutien de l’ANL a été décisif dans la transformation de Subul Al-Salam en principal acteur militaire du sud-est libyen et en acteur majeur dans le trafic d’êtres humains », écrit le rapport. Cette imbrication entre Haftar et les réseaux de trafiquants d’êtres humains connaît une certaine actualité avec la bataille de Tripoli en cours. Selon des sources locales, certains chefs de réseaux combattent aux côtés des forces de Haftar contre le GAN de Sarraj.

A sa manière, le rapport de Noria Research brise le mythe d’une ANL plus vertueuse que ses rivaux de l’ouest du pays – les fameuses « milices » aux pratiques « mafieuses » – en matière de gouvernance économique et de contrebande d’êtres humains. Aussi en appelle-t-il à « la responsabilité » de la direction suprême de l’armée du maréchal Haftar qui doit « mettre un terme au comportement prédateur des différents commandants ou groupes armés affiliés [à l’institution] ».