L’avis du « Monde » - Pourquoi pas

On ne peut signer ses films Florian Henckel von Donnersmarck – patronyme d’une lignée d’aristocrates et d’industriels prussiens – et intituler un film L’Œuvre sans auteur que par goût de l’antiphrase. Le troisième (très) long-métrage de l’auteur de La Vie des autres prend l’apparence d’une fresque historique, embrassant la tragédie allemande de l’avènement du nazisme à l’érection du mur de Berlin. Sa substance, L’Œuvre sans auteur la puise dans une biographie, celle d’un artiste imaginaire, Kurt Barnet, qui emprunte, selon un protocole sur lequel on reviendra, la plupart de ses traits à un homme de chair et de sang, Gerhard Richter – le plus fameux des peintres allemands de la seconde moitié du XXe siècle.

Quant à la raison d’être de cette entreprise, elle apparaît aussi pleine d’hubris que de trivialité : intimement convaincu que l’acte de création artistique procède uniquement de l’expérience de l’auteur, Florian Henckel von Donnersmarck met tous les éléments de la biographie de Barnet/Richter au service d’un itinéraire pictural afin de réfuter une hypothétique hérésie critique qui ferait de la production des plasticiens des artefacts autonomes, des « œuvres sans auteur ». Le résultat tient à la fois du film à grand spectacle pour adultes – Le Bal des maudits, par exemple, pour rester dans la période – et, ce qui est moins plaisant, de la dissertation stridente d’un lycéen convaincu d’être plus malin que ses professeurs.

Gerhard Richter a pris ses distances avec l’entreprise du cinéaste, refusant le recours à son nom

Ecolier dans les années qui précèdent l’invasion de la Pologne, Kurt Barnet vit dans les environs de Dresde. Sa tante Elisabeth (Saskia Rosendahl) a juste le temps de lui faire découvrir l’art avant d’être internée après un épisode psychotique. La jeune femme est prise dans le programme de stérilisation et d’extermination des malades mentaux du régime nazi. Après le bombardement de Dresde et l’entrée en Allemagne des troupes soviétiques, le jeune Kurt (Tom Schilling, un peu transparent) brille comme l’un des plus éminents représentants du réalisme socialisme, tout en courtisant la fille (Paula Beer) d’un médecin célèbre de la région (Sebastian Koch, qui suinte le mal).

Le peintre ignore que son futur beau-père fut l’un des responsables du programme eugénique qui a coûté la vie à sa tante. Au tout début des années 1960, Barnet fuit la République démocratique allemande pour la fédérale où il découvre l’art moderne. Il choisit la figuration, travaillant à partir de photographies sans révéler qu’il les a puisées dans son album de famille, élément auquel Donnersmarck accorde une importance primordiale.

Partie de Cluedo des beaux-arts

Ces traits, ces épisodes sont tous empruntés à la biographie de Gerhard Richter, que Donnersmarck a rencontré à plusieurs reprises (jusqu’à lire le scénario de cette biographie déguisée au peintre) avant que l’artiste prenne ses distances avec l’entreprise du cinéaste, refusant le recours à son nom. Ce à quoi Donnersmarck a répondu en toute modestie : « Citizen Kane ne serait pas ce qu’il est s’il s’était appelé Citizen Hearst. » En janvier, quelques mois après la première mondiale du film à Toronto, Richter a jugé le film « racoleur » en se fondant sur la bande-annonce (les génies sont exempts des règles de la critique de cinéma).

On peut trouver d’autres défauts au film, comme sa vision de la seconde guerre mondiale, réduite à une affaire entre bourreaux (les nazis) et victimes (la tante exécutée mais aussi les oncles morts sur le front de l’Est) allemands. On peut aussi entrevoir le talent du metteur en scène pour susciter l’illusion du passage de l’histoire par un montage au rythme ample. Reste que ces atours ne peuvent cacher l’essence de L’Œuvre sans auteur : une partie de Cluedo des beaux-arts, au long de laquelle l’accumulation des indices conduit à des illuminations artificielles, qui dévoilent le nom de l’auteur, l’arme et le lieu du crime, et ses motivations : « le peintre Barnet avec un épiscope dans l’atelier de l’école d’art pour régler son compte à son beau-père », semble s’exclamer le metteur en scène, tout heureux d’avoir déchiré les voiles de mystère dont son sujet avait entouré ses toiles. Cette naïveté n’est pas assez poisseuse pour engluer le travail de Richter, juste assez pour faire échouer le projet de Donnersmarck.

L'oeuvre sans auteur - Bande-annonce
Durée : 02:16

Film allemand de Florian Henckel von Donnersmarck, avec Tom Schilling, Paula Beer, Sebastian Koch (3 h 10, avec entracte). Sur le web : diaphana.fr/film/l-oeuvre-sans-auteur, www.facebook.com/diaphana/