La première grande étape des Pyrénées a livré un verdict réjouissant pour le cyclisme français, sous les yeux d’Emmanuel Macron, seul sifflé sur le podium : Thibaut Pinot remporte sa troisième victoire d’étape dans le Tour de France et se rapproche au classement général, tandis que Julian Alaphilippe, deuxième, conforte son maillot jaune après avoir décroché Geraint Thomas.

GONZALO FUENTES / REUTERS

La caravane du Tour abrite un devin, l’entraîneur d’une grande équipe qui, au bout d’une discussion sur le cas Alaphilippe, lâchait en nous quittant : « Il peut gagner aujourd’hui, mais il fera deux, parce qu’il commence à recevoir des questions gênantes. »

Ainsi Julian Alaphilippe a-t-il terminé deuxième au sommet du col du Tourmalet sans paraître forcer son effort dans les 500 derniers mètres, au moment où Thibaut Pinot partait remporter sa première étape dans les Pyrénées – sans rien ôter au mérite du leader de la Groupama-FDJ, visiblement le plus fort aujourd’hui.

Interrogé sur son choix de rester dans la roue du Néerlandais Steven Kruijswijk (Jumbo-Visma) plutôt que d’aller disputer le sprint à Pinot, Alaphilippe répond : « Je préfère forcément que ce soit quelqu’un que j’apprécie qui gagne plutôt qu’un autre. J’aurais certainement pu sauter dans sa roue mais j’étais aussi à la limite. Je suis content que ce soit Thibaut qui ait gagné. »

Christophe Ena / AP

Le spécialiste des efforts explosifs, capable de régler au sprint un peloton de 60 coureurs, comme sur la course Tirreno-Adriatico en mars, distribue désormais les prébendes à 2 115 mètres d’altitude, au bout d’efforts de plus de 50 minutes. La veille, à Pau, on l’avait vu reprendre du temps à Geraint Thomas sur la partie finale du contre-la-montre, plate comme une pelle à pizza.

Le matin, il s’arrête pour les enfants et le soir, fait rire la caméra quand Emmanuel Macron parle derrière lui. Difficile, en fin de compte, de savoir si l’on assiste à un numéro de cirque ou à une course cycliste. Même les clowns d’hier ont le maquillage qui coule : « Je sais bien qu’un maillot jaune transcende, mais je ne savais pas qu’il faisait voler », confiait Alexander Vinokourov, manager d’Astana, à L’Equipe, après le contre-la-montre.

Geraint Thomas décroche

L’acteur principal est impeccable dans le rôle de Cédric Vasseur, celui du petit Français qui aurait pris le maillot jaune sur un coup de bol (Vasseur l’avait porté 5 jours en 1997) et en savourerait chaque goutte comme un vieil Armagnac, avant de tomber de sa chaise quand les grands sortent le brutal. Sauf que le brutal était sur la table dans le Tourmalet, et que de grands favoris du Tour eurent la tête qui tourne bien avant lui.

Le Soulor, avalé grand train par une Movistar dont la science tactique figurera un jour dans les livres d’histoire – le leader de la formation espagnole, Nairo Quintana décrocha à mi-pente du Tourmalet –, avait noyé Romain Bardet, en détresse, et Adam Yates. Sous un ciel gris, les pentes impitoyables du Tourmalet, exploitées par le coéquipier de Pinot, David Gaudu, aux naseaux fumants – « à un moment j’ai accéléré, je me suis retourné et j’étais seul, je me suis dit “mais ils sont passés où ?” » –, firent leur office : adieu Dan Martin, Richie Porte et Enric Mas – furieux à l’arrivée, lui qu’on aurait cru satisfait de voir son leader toujours en jaune.

On montait dans les pâturages et le bouc était toujours là, quoique en queue d’un troupeau s’effritant sans cesse. Il se relançait en danseuse dans la roue de Geraint Thomas, qui devait se gratter la tête, lui qui disait au départ de Tarbes : « On s’attend à ce qu’il ralentisse un peu, il a couru si fort toute l’année, donc ça va être intéressant de voir comment il se situe sur un long col. On va rester dans ce qu’on sait faire, il n’y a pas de raison d’être obsédé par Alaphilippe. »

Sous la flamme rouge, après qu’une Jumbo-Visma en surnombre - quel numéro aussi ! - a longtemps remué le couteau, l’Allemand Emanuel Buchmann mettait un dernier coup. En lieu d’Alaphilippe, c’est Thomas, à son tour, qui perdait pied, maillot et bouche ouverts, 36 secondes de débours à l’arrivée. Le maillot jaune dodelinait des épaules mais s’accrochait et dans le sprint, agitait ses jambes qui le porteront on ne sait où.

« Transcendé »

Depuis sa victoire dans le contre-la-montre, bien sûr, plus grand monde ne gobe son « je prends le Tour jour après jour », son mantra depuis la prise de pouvoir d’Epernay. Citons quand même : « Je défends le maillot du mieux que je peux, je suis encore sur un petit nuage après ma victoire d’hier. J’ai fait le maximum aujourd’hui pour défendre le maillot, vu de grands coureurs péter avant moi, ça m’a transcendé pour me battre jusqu’à la ligne. Une journée de plus en jaune, que puis-je demander de mieux ? »

La réponse, il la connaît, bien sûr : qu’il en suive six autres, jusqu’à Paris.

Un coup d’œil au classement situe ses plus proches poursuivants, Geraint Thomas et Steven Kruijswijk, à plus de deux minutes. Les autres, Bernal, Buchmann et Pinot, à plus de trois. Ineos, qui arrivait sur ce Tour avec un problème de riches, a un problème tout court. Le reste des favoris aussi. Et l’on ne vous parle pas des journalistes.

Le Tour du comptoir : Tarbes

Après chaque étape, « Le Monde » vous envoie une carte postale depuis le comptoir d’un établissement de la ville de départ.

Où l’on n’est pas tout à fait sûr.

Dans la définition de l’infiniment petit, voici un nouvel élément de réflexion : quelles sont les chances de croiser le cousin de Franck Vandenbroucke au comptoir du bar La Crémaillère, à Tarbes ?

Au départ, c’est Tony Carrier qui s’interroge : « La dernière fois que le Tour est passé à Tarbes, ma mère vivait encore, mon cousin vivait encore, donc c’était au moins il y a six ans. » Son voisin pense que ça fait plutôt quatre, et ses souvenirs semblent plus précis. Mais Tony insiste : « Si si, j’avais eu un passe pour le village départ grâce à mon cousin. » On se dit que ce cousin est un phare pour Tony, un repère temporel autant qu’un passe-partout. Là-dessus, Tony précise : « Je connais le vélo, mon cousin c’était Franck Vandenbroucke. »

Stupeur. Tony, la cinquantaine (estimation En Danseuse), n’a pas du tout l’air de se foutre de nous, et en même temps, il n’a pas du tout l’air d’être un cousin de Franck Vandenbroucke, mais après tout qui sommes-nous pour dire à quoi devrait ressembler un cousin de Franck Vandenbroucke ? Pierre, derrière son comptoir, a l’air surpris, et pourtant il ne doit plus y avoir grand-chose qui le surprend après 24 ans à débiter des pressions à La Crémaillère. On s’enquiert : « C’est possible ? » « Bof, il me l’avait jamais dit, mais il est quand même Belge. » L’autre gars au comptoir, un bouclé sympathique, dit que pourquoi pas, ça lui dit quelque chose.

Tony voit bien qu’on a flairé l’entourloupe, le gag qu’on joue au Parisien avec son accréditation du Tour. Mais il détaille : « J’ai bien connu Jean-Luc, son père, qui était directeur sportif (vrai, ndlr), et son frère Jean-Jacques, qui était mécano (vrai aussi, ndlr). Ils habitaient à Ploegsteert, mais moi je suis de Mouscron. J’ai quitté la Belgique il y a 30 ans. Ma mère a conduit Jean-Luc et Jean-Jacques à l’école. »

Cela devient sérieux. On a encore un doute, car depuis que Franck Vandenbroucke est mort en 2009 au Sénégal, le Tour est bien passé à Tarbes, en 2015. Et puis Tony n’a pas l’air au clair sur son arbre généalogique, « et (sa) mère n’est plus là » pour le détailler. Si sa mère amenait Jean-Jacques Vandenbroucke, père de Franck, à l’école, et que Tony et Franck sont cousins, est-ce à dire que Jean-Jacques était le frère de la mère de Tony ? Plongé dans une intense réflexion, sous le regard amusé du reste du bar, on voit à peine Tony sortir fumer une roulée, et on se dit qu’on en aura le cœur net quand il l’aura grillée. Mais voilà, Tony file voir les coureurs, le vélo il adore ça, et nous laisse seul avec nos questions, et sans qu’on ait pu le prendre en photo.

On ne saura jamais vraiment. Un autre client se pointe, d’origine italienne : « Ah, il a dit ça ? Tu peux noter que moi je suis le cousin de Gimondi ! »

Pierre, 76 ans, a fait du vélo dans sa jeunesse, en FSGT. 80 à 100 bornes tous les soirs après le boulot, il a même fait deuxième d’une course de trois tours après s’être planqué pendant un tour et avoir repris sa place dans le peloton comme si de rien n’était. Y’a prescription.

La pendule s’est arrêtée.