Après le festin pyrénéen, le Tour de France est revenu à des portions de spectacle plus raisonnable pour la première étape des Alpes, contraint par la dureté de l’étape et l’altitude. A l’avant, journée du rachat : une attaque longue distance de Nairo Quintana lui vaut victoire d’étape et remontée spectaculaire au classement général, quand Romain Bardet grapille la deuxième place et le maillot à pois. Autour du maillot jaune Julian Alaphilippe, l’attentisme a prévalu jusqu’à une attaque franche d’Egan Bernal, qui devient premier poursuivant. Alaphilippe, lâché dans le dernier kilomètre du Galibier, est revenu dans la descente et conserve son avance.

Quintana, c’est le sang. / CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS

« Hoy es el dia nacional de Colombia ! Nairo para l’etapa, Egan para la clasificación ! » Cinq jours après la célébration de l’indépendance de la Colombie (le 20 juillet 1810), on peut de nouveau faire claquer les feux d’artifices du côté de Bogota. A 9 000 kilomètres du pays, en transe devant l’écran de télévision situé derrière la ligne d’arrivée de la 18e étape à Valloire (Savoie), les envoyés spéciaux qui commentent la course à la radio en offrent en tout cas un sonore à leurs auditeurs : « C’est la fête nationale colombienne ! Nairo pour l’étape ! Egan pour le classement général ! »

Les envoyés spéciaux des radios colombiennes sur le tour de France
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Au même moment, chacun dans leur coin, Nairo Quintana et Egan Bernal paradent dans l’ascension du Galibier, dernier sommet avant l’arrivée. Le premier est seul à l’avant, et file vers une victoire d’étape patiemment bâtie au fil d’une journée commencée sous le cagnard, achevée sous les trombes. Le second est seul aussi, cinq minutes derrière son compatriote, mais trente secondes devant la meute du maillot jaune Julian Alaphilippe et des autres favoris du Tour, à qui il est en train d’en jouer un malicieux. Comment en est-on arrivé là ? Reprenons calmement, et dans l’ordre.

Après le départ d’Embrun, il a fallu 40 kilomètres pour qu’un groupe de 35 coureurs prenne le large, une échappée royale des perdants du Tour, dans laquelle Nairo Quintana (12e au départ, avec plus de 9 minutes de retard) voisine avec Romain Bardet (21e à 27 minutes) et Adam Yates (28e à 41 minutes), deux autres coureurs qui visaient mieux qu’une victoire d’étape il y a encore quinze jours, mais ont perdu leurs illusions depuis.

Très bel ensemble short à carreaux verts - t-shirt à pois rouges au second plan. / Christophe Ena / AP

Le groupe se réduit au fil des cols de Vars et d’Izoard, Quintana attaque à 7 kilomètres du sommet du Galibier, Romain Bardet met un moment à réagir puis se lance à sa poursuite, en vain, mais pas complètement : second à Valloire, il enfile le maillot à pois de meilleur grimpeur, l’objectif sur lequel il s’est rabattu pour chasser sa frustration profonde.

C’est la troisième victoire d’étape sur l’épreuve pour le Colombien de 29 ans qui a l’air d’en avoir deux fois plus, qui a toujours fini derrière Christopher Froome sur le Tour (2e en 2013 et 2015, 3e en 2016), et dont la chance de le gagner un jour semble être passée.

Son compatriote Egan Bernal, sept ans de moins et une pincée de talent de plus, pourrait saisir la sienne dans un futur proche, et même très proche, trois jours, en l’occurrence. Il est en tout cas le seul parmi ce qui sera vraisemblablement le Top 6 à Paris (Alaphilippe, Thomas, Kruijswijk, Pinot, Buchmann et lui) à avoir tiré profit de la première étape du triptyque alpestre.

C’est à trois kilomètres du sommet du Galibier qu’il a accéléré, prenant vite les trente secondes d’avance qu’il conservera jusqu’au bout, ne cédant rien dans la longue descente vers Valloire dans laquelle Julian Alaphilippe a non seulement rattrapé les leaders qui l’avaient largué dans le dernier kilomètre d’ascension, mais les a nargués en les passant un par un, ambiance masterclass de descente.

Voilà Egan Bernal à 1 min 30 s du Maillot jaune, un écart qu’il a deux étapes – deux arrivées au sommet – pour combler. Pas impossible. Lui persiste à nier qu’il est à présent l’atout majeur de l’équipe Ineos, alors qu’il semble bien plus fringant quand ça grimpe que son coéquipier et tenant du titre. « Je pense toujours qu’on a deux leaders, a-t-il déclaré avec diplomatie à l’arrivée. G[eraint Thomas] m’a demandé d’attaquer dans la dernière ascension, donc je pense qu’il se sent très bien. On a deux cartes à jouer, c’est très bon pour nous. »

Mais alors pourquoi Thomas a-t-il attaqué derrière lui, quelques hectomètres plus tard, contribuant sans doute à empêcher Bernal de creuser un écart plus conséquent ? Réponse : « Il a essayé de me rattraper, parce que s’il me rattrapait tout seul, on pouvait finir à deux. Mais quand il a vu que les gars [Alaphilippe, Pinot et Cie] restaient dans sa roue, il s’est replacé derrière eux. Aujourd’hui, il a été très honnête et il m’a offert une opportunité, parce que c’est lui qui m’a demandé d’attaquer. C’était très gentil. »

Plus que trois jours. L’indécision atteint des sommets. Si Egan Bernal figure sur celui du podium des Champs-Elysées dimanche, on craint le pire pour les cordes vocales de nos confrères colombiens. Et le 28 juillet aura de bonnes chances, pour le coup, de devenir un second « dia nacional de Colombia ».

C’est encore loin, Paris ? / Christophe Ena / AP

Le Tour du comptoir : Embrun

Après chaque étape, « Le Monde » vous envoie une carte postale depuis le comptoir d’un établissement de la ville de départ.

Venir voir le départ du Tour de France à Embrun quand on habite à Châteauroux requiert une certaine dose de passion, voire de folie, sauf quand il s’agit de Châteauroux-les-Alpes, auquel cas on peut même faire le trajet à pied, comme Claude Bouvet.

En Danseuse est revenu à La Truite qui parle, comptoir où, il y a deux ans, l’on avait tout appris du village englouti sous le lac artificiel d’Embrun. Cette fois, on a tout appris de la vie.

Jusqu’à 79 ans et 364 jours, Claude Bouvet (« comme l’ancien coureur, Albert ») et Bernard Hamon (« pas comme Marcel, y’a un H », « ah oui mais comme l’ancien candidat à la présidentielle » répond-on, mais Bernard ne tique pas, comme quoi tout le monde l’a vraiment oublié) ont roulé à vélo dans le coin d’Embrun. A 80 pile, ils se sont offert un vélo électrique. Bernard n’osait pas. « C’est un signe qu’on devient vieux. »

On trouve ça joli, de dire ça à 80 balais. On comprend que c’était ça ou se laisser aller. Depuis trois ou quatre ans, les deux ne grimpaient plus les cols. Le premier Izoard de Bernard, c’était en 1970. Il y a de quoi chavirer.

Il a fallu que Claude se le fasse offrir par sa famille et envoie la photo de la bête à Bernard pour que ce dernier passe le pas de son vélociste. « J’avais plus le choix, il allait me larguer », se plaint Bernard. On défend son honneur : « C’est pas une mobylette hein, faut quand même pédaler. Mais on va pouvoir retourner dans les cols. Je roule avec des copains de 60 ans en Normandie, je ne pouvais plus les suivre. »

Les deux hommes, un Breton, un Normand, roulent tous les étés ensemble, avec deux ou trois autres copains. Il y avait Jean-Pierre, aussi, avant. C’était l’ami commun. En 2004, dans un col, Jean-Pierre s’arrête. Il n’est pas reparti. Il y avait une cabane de chantier, on avait appelé le toubib sans trop d’espoir, parce qu’on était en haut de la montagne, dans la caillasse. Le temps qu’il arrive… Trente minutes plus tard, le toubib était là, mais plus Jean-Pierre. Claude repasse sur sa tombe, dans un village près d’Embrun, quand il revient l’été.

On s’attarde pour finir sur le cas de « Papy », tout le monde l’appelle comme ça. Quatre-vingt-six ans. Quinze kilomètres sur son vélo d’appartement chaque fois que le soleil se lève, avant de sortir sa machine sur les routes. Bernard lui a parlé du vélo électrique. Il a dit : « Quand je serai vieux. »