Il puise dans le champ lexical militaire pour décrire la délicate lutte en cours contre Ebola. « Comme dans toute guerre, car c’est bien de cela dont il s’agit (…), il ne peut y avoir plusieurs centres de décision, au risque de créer des confusions », écrit Oly Ilunga, médecin devenu, en décembre 2016 ministre de la santé de la République démocratique du Congo (RDC). C’est d’ailleurs ainsi qu’il explique sa démission avec fracas, lundi 22 juillet, dans une lettre adressée au chef de l’Etat, Félix Tshisekedi, qu’il a rendue publique.

L’ancien ministre y dénonce des « pressions de toutes parts » et « la mise en place d’un système parallèle qui ne renforce jamais le système existant » ; il fustige « des acteurs qui ont fait preuve d’un manque d’éthique manifeste en cachant volontairement des informations importantes aux autorités sanitaires ».

En fonction, M. Ilunga a eu à gérer la huitième épidémie d’Ebola survenue dans la province du Bas-Uélé (12 mai-1er juillet 2017, 4 décès) et la suivante, dans la province de l’Equateur (8 mai-24 juillet 2018, 33 morts). La dixième épidémie, officiellement déclarée le 1er août 2018, toujours en cours dans le Nord-Kivu et de l’Ituri, est indéniablement la plus complexe. Et la plus meurtrière avec au moins 1 750 décès enregistrés.

Elle se déroule dans une région frontalière de l’Ouganda, traumatisée par les guerres passées et les conflits entretenus par des « entrepreneurs » de la violence, hommes politiques et chefs de milices. Dans un tel contexte sécuritaire, les agents de la Riposte, la structure de coordination de la lutte contre Ebola orchestrée par le ministère congolais de la santé, prennent des risques. Ils sont régulièrement attaqués par des groupes armés, pris à partie par des populations hostiles et menacés. Des centres de santé ont été détruits. Un médecin camerounais de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a été tué à bout portant lors d’une réunion, en avril.

Cette agence spécialisée des Nations unies a déclaré, le 17 juillet, que ce nouvel épisode épidémique d’Ebola était désormais une « urgence sanitaire mondiale », sans pour autant recommander la fermeture des frontières. Trois jours plus tard, de Kinshasa, la capitale à plus de 3 000 km à l’ouest des zones où le virus répand la mort, le président Félix Tshisekedi a annoncé sa reprise en main de la lutte contre Ebola. Jusque-là confiée au ministère de la santé, elle est désormais pilotée par un comité d’experts dirigé par le professeur Jean-Jacques Muyembe Tamfum, 77 ans. Ce dernier, scientifique congolais de renom, dirige l’Institut national de recherche biomédicale (INRB) de Kinshasa et fait partie des découvreurs du virus Ebola, en 1976.

Le ministre de la santé, Oly Ilunga, a décidé de démissionner. Dans un entretien accordé au Monde, il revient sur sa gestion de cette épidémie et sur les « pressions » auxquelles il a dû faire face.

Avez-vous vécu cette réorganisation de la Riposte par le président Tshisekedi comme un désaveu ?

Oly Ilunga Je ne conteste pas la décision du chef de l’Etat. J’en tire simplement les conclusions logiques. Sans me consulter, sans tenir compte de la sensibilité du secteur de la santé que j’ai dirigé, la présidence de la République a décidé de confier la gestion de cette crise à un groupe de personnes. Ce qui pose un problème de confiance et comporte un risque énorme d’interférence et de cacophonie dans la lutte contre Ebola. Je ne suis pas prêt à prendre ce risque et j’ai préféré me retirer. Dans une telle crise, l’unicité de commandement est une nécessité, plus encore dans un contexte de guerre. C’est ce qui a permis de contenir l’épidémie et d’éviter qu’elle se répande dans les grandes villes, même s’il y a eu quelques cas sporadiques.

Quelles sont les « pressions de toutes parts » évoquées dans votre lettre de démission ?

Un consortium opaque s’est constitué et un lobby malveillant est à l’œuvre. Il a tenté par tous les moyens d’imposer, en RDC, le vaccin expérimental du fabricant pharmaceutique Johnson & Johnson. A l’issue de plusieurs réunions, dont les dernières datent du 28 juin et 29 juin, nous sommes arrivés à la conclusion que ce vaccin n’est pas approprié pour arrêter l’épidémie en cours. Il n’est qu’en phase 2 de test et nécessite deux injections administrées à 56 jours d’intervalle. Toutefois, à notre insu, des personnes ont tenté d’introduire illégalement ce vaccin et ont formé des vaccinateurs, comme nous l’ont rapporté des acteurs de terrain.

Disposez-vous de preuves de ce que vous avancez ?

Je ne peux pas assurer avec certitude que ces vaccins ont bel et bien été dépêchés sur le territoire congolais. Mais j’ai la preuve que tous les préparatifs au niveau de l’administration du vaccin de Johnson & Johnson ont été mis au point, que des lieux ont été retenus pour démarrer les vaccinations, dans le dos des autorités congolaises. Des personnes bienveillantes, souhaitant nous alerter sur ces manœuvres, nous ont transmis des emails échangés entre ce consortium et ceux qui devaient démarrer les vaccinations sur le terrain.

Un médecin, dans le centre de traitement d’Ebola de Médecins sans frontières, à Bunia, en Ituri. / JOHN WESSELS / AFP

Entre-temps, nous avons eu accès à des informations du gouvernement américain transmises à l’OMS concernant ce vaccin et son efficacité très clairement remise en question. Malgré tout, des personnes ont néanmoins tenté de faire le forcing, de manière non transparente, non respectueuse. Et ce pour introduire le vaccin en pleine épidémie, sans l’aval des autorités sanitaires congolaises. Ce qui est grave tant du point de vue de l’éthique médicale que sur le plan des atteintes à la souveraineté de la RDC. Je ne pouvais pas l’accepter.

Quand ces « pressions » ont-elles démarré ?

Dès le début du mois de février 2019, nous avons constaté que certains membres de la Riposte contre Ebola prétendaient avoir reçu un mandat pour préparer l’arrivée de ce vaccin. Ils se rendaient sur le terrain, approchaient des acteurs et des partenaires. Nous avons plusieurs fois interpellé la présidence sur ces pratiques et sur les risques sanitaires. Je crois que nous avons été entendus. Même si, au sein du nouveau « comité technique » mis en place par la présidence, certains œuvrent pour l’introduction de ce nouveau vaccin.

« Ma démission était attendue et souhaitée, augurant, pour les lobbyistes du vaccin Johnson & Johnson, une nouvelle phase de négociations avec les autorités congolaises »

Plusieurs responsables d’ONG sur le terrain et des acteurs de la Riposte pointent un manque patent de doses du vaccin fabriqué par Merck, qui lui est en phase 3 d’évaluation. N’est-ce pas préoccupant ?

C’est absolument faux. Nous ne manquons pas de doses du vaccin expérimental rVSV-ZEBOV [du laboratoire Merck], le seul que nous utilisons car son efficacité a été prouvée. Lors d’une réunion qui s’est tenue en juin, une évaluation du stock de vaccins disponible a été effectuée. Nous avons environ 500 000 doses disponibles contre 200 000 au début de l’épidémie. Ce discours d’une prétendue pénurie est diffusé pour mettre la pression sur les autorités congolaises afin d’imposer l’introduction du vaccin expérimental de Johnson & Johnson. M’y étant opposé, ma démission était attendue et souhaitée, augurant, pour les lobbyistes du vaccin Johnson & Johnson, une nouvelle phase de négociations avec les autorités congolaises.

Selon vous, il n’y a donc pas de problèmes de vaccinations ?

Non. Notre principal problème : c’est le défi opérationnel. Le déploiement du dispositif de la Riposte et l’adaptation de la stratégie, dans un contexte de guerre, voilà la difficulté. D’autant qu’à compter de septembre 2018, des politiciens ont instrumentalisé Ebola, diabolisé la Riposte et déclaré dans leurs discours à la population que la maladie n’existait pas. Ce qui a perturbé notre travail, créé de la méfiance au sein des communautés.

A cela s’ajoutent des dynamiques communautaires complexes. Par exemple, la Riposte s’est appuyée sur des relais communautaires dont on s’est rendu compte qu’ils n’étaient pas nécessairement représentatifs. J’ai alerté les agents en octobre à ce sujet. Dès le début, j’ai tenu à ce que la Riposte prenne attache avec les leaders religieux locaux, les chefferies traditionnelles, les membres de la société civile… Mais, dans des environnements déstructurés par des décennies de conflits, ce n’est pas toujours évident.

Au centre de traitement d’Ebola de Beni, au Nord-Kivu. / John Wessels/ALIMA

Quid de la relation entre la Riposte et des groupes armés responsables d’exactions et de trafics ?

J’ai eu des équipes très audacieuses qui ont établi des contacts avec les Maï Maï [milices initialement constituées à la fin des années 1990 par des locaux pour résister à des invasions étrangères]. Du point de vue du ministère de la santé, ces négociations portaient sur les accès aux villages pour pouvoir se déployer et ainsi casser la chaîne de transmission. Mais nous n’avons jamais été vraiment impliqués dans des activités visant à associer ou intégrer des Maï Maï dans notre équipe.

« Dans toutes ces crises, il y a des enjeux internationaux et une compétition pour la mobilisation des fonds. Certains acteurs n’hésitent pas à recourir à des communications alarmistes »

Comment avez-vous géré la coordination entre des acteurs centraux tels que l’OMS et une constellation d’ONG présentes dans la Riposte ?

Le seul critère qui m’importe, c’est la capacité opérationnelle réelle. Dans toutes ces crises, il y a des enjeux internationaux et une compétition pour la mobilisation des fonds. Certains acteurs n’hésitent pas à recourir à des communications alarmistes. Nous, on a toujours dit que cette crise de santé publique ne devait pas être transformée en une crise humanitaire… Il a fallu mettre en place des processus de transparence sur les actions menées, l’origine des fonds, les déploiements, le partage des données récoltées… J’ai aussi eu à faire à des ONG qui restent à Goma [la capitale de la province du Nord-Kivu] où elles participent aux réunions de la Riposte mais qui n’agissent aucunement sur le terrain. Ce que j’ai combattu.

Le professeur Jean-Jacques Muyembe Tamfum, à peine nommé par le président à la tête du nouveau comité d’experts chargé de lutter contre Ebola, a déclaré que « trois à quatre mois seront suffisants pour mettre un terme à cette épidémie ». Partagez-vous cette prévision ?

Ça n’engage que lui. Je ne peux parler que de ce qu’on a fait. Les gens de la Riposte sur le terrain sont des héros de la santé, de vrais experts. Et ce sont ces gens-là qui savent. Il n’y a que ceux qui sont dans la modélisation qui s’aventurent à donner des dates et délais pour éradiquer le virus. Des chercheurs des Centers for Disease Control and Prevention (CDC), l’agence chargée de la santé publique aux Etats-Unis, avaient prédit que cette épidémie durerait un an de plus. Je ne suis pas dans la modélisation. Il faut continuer et gagner cette guerre contre Ebola.