Béji Caïd Essebsi, à Tunis, 8 novembre 2018. / ZOUBEIR SOUISSI / REUTERS

Editorial du « Monde ». Les hommages pleuvent et c’est bien naturel dès lors qu’il s’agit de la Tunisie, ce petit pays théâtre d’une tran­sition démocratique unique dans le monde arabo-musulman. Béji Caïd Essebsi, le premier chef d’Etat élu au suffrage direct depuis la révolution de 2011, mort jeudi 25 juillet à l’âge de 92 ans, à l’hôpital militaire de Tunis, à moins de quatre mois de la fin de son quinquennat, est salué de mille éloges, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Son rôle dans la stabilisation démocratique de la Tunisie, à la fois pionnière et seule rescapée de la vague des « printemps arabes », est à juste titre célébré. « Un leadership phénoménal », s’est même enthousiasmé Donald Trump, le président des Etats-Unis.

De fait, M. Essebsi sera entré dans l’histoire comme celui qui aura désamorcé le schisme entre islamistes et anti-islamistes. La fracture, béante, avait menacé de faire basculer la Tunisie dans la violence en 2013, deux ans après la chute du régime Ben Ali. Certes, le mérite ne revient pas qu’à lui seul. Il n’a pu réussir à prévenir le pire qu’en scellant un pacte avec Rached Ghannouchi, le chef du parti islamiste ­Ennahda, farouche adversaire de la veille devenu partenaire d’une coalition gou­vernementale, après l’élection de M. Essebsi à la tête de l’Etat, fin 2014.

Et les deux hommes – les deux « cheikhs », comme avaient l’habitude de les appeler les Tunisiens – n’ont pu pacifier le climat général que grâce à la mobilisation en appoint d’une société civile tunisienne qui fait l’honneur de ce pays. Le paramètre personnel de M. Essebsi n’en a pas été moins déterminant. Formé à l’école de l’Etat bourguibien, il disposait des réseaux et de l’habilité, voire de la rouerie, requis pour déminer les terrains les plus sensibles.

Dérive dynastique

Mais ce qui a été son atout, cette expérience au long cours, a aussi été sa limite. S’il a sauvé la Tunisie de la montée des extrêmes, M. Essebsi s’est révélé incapable d’approfondir le chantier démocratique dont rêvaient les protagonistes de la révolution de 2011. Une juste appréciation de l’héritage de M. Essebsi ne doit pas masquer ses ambivalences, parfois très préoccupantes. Cet homme, qui aura incarné aux yeux de l’étranger la transition tunisienne, est aussi celui qui a torpillé le processus de justice transitionnelle, empêchant de facto la Tunisie de solder les comptes judiciaires de la dictature.

Là est le paradoxe Essebsi : un logiciel formaté sous l’ancien régime – celui de Bourguiba, plus que de Ben Ali – censé animer une démocratisation dont il n’a rallié la cause que sous la pression des événements de 2011. La dérive dynastique du pouvoir présidentiel, qui l’a vu adouber les ambitions de son fils Hafedh, a ajouté à l’incompréhension de bien des Tunisiens.

Dans ces conditions, la famille « moderniste » dont il se voulait le héraut a implosé. La fragmentation de son propre camp l’a empêché de faire adopter son projet d’égalité successorale entre hommes et femmes, une audace sociétale qui lui aurait permis d’entrer dans l’histoire par la grande porte. Au bout du compte, il restera de l’œuvre de M. Essebsi ce pari de la réconciliation avec les islamistes, certes plus tactique qu’idéologique. Là s’est consolidée la fameuse singularité tunisienne, qui aura évité au pays le chaos qu’ont connu les autres « printemps arabes ».