Ils ont connu leur heure de gloire en vidéo : mais comment gérer « la vie après YouTube » ?

Bientôt quinze ans que la plate-forme vidéo de Google est entrée dans notre quotidien. Près de 70 % des Français la visitent chaque mois. A l’heure où être youtubeur est devenu pour certains un métier, Le Monde s’est penché sur le cas des premiers « retraités » francophones de YouTube.

Nous avons rencontré trois personnalités, Adèle Castillon, Morsay et DiabloX9, qui publiaient respectivement trois genres de vidéos populaires sur le YouTube francophone : l’humour, le clash et le jeu vidéo. Leurs trajectoires personnelles et professionnelles ont marqué leur époque. Qu’ils aient ensuite arrêté YouTube au profit de leur vie privée, pour s’épanouir dans un autre domaine artistique, qu’ils ralentissent leur rythme de publication, ou qu’ils s’accrochent coûte que coûte à leur notoriété, tous ont en commun le fait que YouTube a changé leur vie. Qu’en retirent-ils aujourd’hui ?

Aux puces de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), Mohamed Mehadji roule des mécaniques. Entre les stands, il sert des mains, ou prend des nouvelles de la petite dernière. Nazim, gérant de sa boutique au marché, résume : « C’est le meilleur patron ! Toujours à faire du bien autour de lui. » Et de rappeler que « chaque jour, des gens qui l’ont connu sur Internet veulent le voir ».

Car Mohamed est aussi une star du Web. Ses dizaines de milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux, il les doit à son personnage : Morsay. Un Dr. Jekyll des puces de Saint-Ouen, qui est un Mr. Hyde sur Youtube. L’homme – bientôt quadra – s’est fait connaître en 2008 sur la plate-forme vidéo de Google par un déchaînement de vulgarité et de violence. Ses premiers mots en vidéo ? « Les mecs qui m’envoient des messages sur Internet : “Je vous nique vos mères.” » Un double qui lui a échappé, mais qui sert aujourd’hui ses intérêts.

Délinquance, Truand 2 la Galère et descente à Skyrock

Gamin du 95 et de Clichy, en banlieue parisienne, Morsay ne garde « que des bons souvenirs » de la maison avec sa fratrie nombreuse. Il n’en va pas de même pour l’école, qu’il quitte en cinquième. « Je ne savais pas lire et écrire. C’est un regret. » Case prison avant sa majorité. Rebelote à plusieurs reprises pendant une décennie. Vols, vente de shit, règlements de comptes… En tout, plusieurs années derrière les barreaux. Assez pour tuer dans l’œuf sa carrière de boxeur.

« C’était un sauvage », appuie son petit frère Youssef, connu sous le nom de Zehef. Entre deux incarcérations de Morsay, ils montent le collectif de streetwear et de rap « Truand 2 la Galère ». « Moi, je rappais dans les MJC [Maisons des jeunes et de la culture]. Morsay tchatchait, rencontrait les artistes… », raconte-t-il. Les deux frères ouvrent un stand de disques et t-shirts floqués de formules fleuries à la porte de Clignancourt.

Morsay, de son vrai nom Mohamed, en 2019. / BRUNO LUS / « LE MONDE »

En 2007, premier coup d’éclat sur Dailymotion : les « Truands » filment une descente à près de 50 à la radio Skyrock, après que l’animateur-phare Difool a moqué la sœur d’un vendeur de Morsay. « On a fait des milliers de vues en un jour », assure Zehef. Mais c’est un clip de rap, très violent et homophobe qui retient l’attention. « Je ne sais pas rapper. Je suis un revendicateur », affirme-t-il. Lunettes de soleil sur le nez et majeur en l’air, Morsay insulte pêle-mêle « Skyrock », « les fachos » ou « les blindés ».

Cible des « noelistes »

En réponse, le Web raille sa dégaine, son flow, la pauvreté de son texte. Morsay réplique dans une vidéo sobrement intitulée « Message à Internet ». Dix minutes de menaces, qui font parler d’elles. Christian Salmon, écrivain, chercheur et auteur de L’Ere du clash (Fayard, 2019), analyse :

« A cette époque, le storytelling cède la place à l’agressivité. Sur les réseaux sociaux, votre récit personnel est concurrencé par des milliers d’autres. Il faut être le plus violent pour sortir du lot. »

D’instinct, c’est ce que fait Morsay. En 2008, la maxime « Don’t feed the troll »« Ne nourrissez pas le troll », sous peine d’un retour de flamme – n’était pas encore forcément très connue. Par vidéos, on le parodie, on le ridiculise. Et pendant de longs mois, Morsay répond, s’abîme dans le conflit sur YouTube. « Quand je marchais dans la rue, on me demandait une photo. Sur Internet, on m’insultait. Ça me rendait ouf ! », se rappelle-t-il.

Ses ennemis ? Des ados dits « noelistes », anciens membres des forums polémiques de Jeuxvideo.com, connus notamment pour des piratages de Skyblogs. Ou encore le youtubeur « Vinceneil » – sympathisant du Rassemblement national – avec qui il échange une dizaine de vidéos, mettant en scène des bolides, armes, et même un avion… Le clash prend des proportions délirantes.

« Il a un côté foufou, il peut sortir une vidéo sur un coup de nerfs, mais c’est quelqu’un de réfléchi », explique Zehef. Morsay décide en effet de jouer de cette « pub gratuite » offerte par YouTube. Son frère se souvient : « Des gens ont commencé à venir à la boutique. Morsay leur offrait des t-shirts. Internet a boosté les ventes de Truand 2 la Galère. »

« J’ai déconné, mais grâce à ça je m’en suis sorti »

Assis en terrasse d’un café à Saint-Ouen, Morsay ne se repent pas de sa violence passée : « Je ne peux pas cracher sur mon personnage ! Ce serait cracher sur ma réussite. » Alors que la haine sur Internet est désormais largement condamnée, et fait en France l’objet d’une loi, referait-il la même chose ? « Franchement, j’ai déconné. Mais grâce à ça je suis sorti de la merde. Les vidéos ont sauvé ma vie. Sans elles, j’aurais peut-être fini en prison pour de bon. »

Après ces « faits d’arme », son visage osseux et son crâne chauve dépassent les frontières de YouTube. Morsay capitalise sur son image : il organise des défilés pour sa marque, enregistre des CD, prétend organiser des combats clandestins devant les caméras de la chaîne M6, réalise La Vengeance – un film autoproduit chroniqué par le site Nanarland, participe à des sketchs sur Canal+. Parfois même, c’est la fachosphère qui l’instrumentalise, comme il l’explique au micro du journaliste Mouloud Achour.

A l’en croire, ses faux airs de Yul Brynner cacheraient un Howard Hugues du XXIe siècle : patron de cinq magasins de vêtements, « réalisateur avec de grandes idées », don Juan impénitent, millionnaire… Tout ça grâce à YouTube. Démêler le vrai du faux est peine perdue. L’homme aime mentir, et la démesure.

Pour Christian Salmon, Morsay doit être vu, dans ce contexte, comme un « Rastignac new look » :

« Un opportuniste en quête de notoriété. Le problème est l’effet pervers de cette violence surjouée : elle va très loin car on sous-entend que c’est “pour de faux”. Ce qui détruit la frontière entre affrontement et dialogue. »

Apaisé mais pas retraité

Depuis, plusieurs années ont passé. Morsay s’accroche : « Je veux mourir avec Internet ! A 95 ans, je ferai encore des vidéos ! », nous explique-t-il. Le soufflé est pourtant retombé sur la plate-forme de vidéos. Maintes fois supprimée, sa chaîne stagne à deux milliers d’abonnés. Qu’importe. « En ce moment, je fais juste quelques vidéos pour mes fans… »

Car depuis, le procédé du clash monté de toutes pièces est devenu un classique pour faire parler de soi. Encore cette année, les deux plus gros youtubeurs de France, Cyprien et Squeezie, ont joué cette guéguerre au second degré.

Mais Morsay persiste dans ses nombreuses tentatives pour recréer le buzz. Conférences de presse bidons, déclarations « politiques » en faisant mine de se présenter aux deux dernières présidentielles, puis en soutenant en 2017 le candidat PS aux élections législatives Alexis Bachelay… Certaines vidéos vont parfois trop loin dans la surenchère, comme une rencontre filmée avec l’essayiste d’extrême droite Alain Soral ou un vidéo-clash avec des détenus en 2013.

Morsay semble désormais pris à son propre piège. « Jouer sciemment la spirale du discrédit, c’est se disqualifier socialement. Pour continuer d’exister, il lui faudra inlassablement faire monter les enchères… », explique Christian Salmon.

Pourtant, en dehors de ses vidéos, tout le monde le dit : Morsay est un « gentil ». Aurélie Lumont, journaliste pendant dix ans à la radio Générations, a souvent eu affaire à lui. En studio, selon elle, c’est un homme « respectueux, généreux… loin de l’image qu’il a dans ses vidéos hardcore ». Aujourd’hui, elle en est sûre : « Il est victime de son personnage, devenu une attraction. Je l’ai déjà entendu se comparer à la tour Eiffel : qu’on l’aime ou pas, on repart avec un porte-clés. »

L’heure de la retraite a-t-elle sonné ? Pas encore. « Mon père, c’était un grand travailleur qui a galéré toute sa vie. Il est mort à cause de l’amiante à 63 ans. Moi, je dis des conneries sur YouTube et j’achète une maison à ma mère… », explique Morsay, songeur. On le quitte redevenu Mohamed, souriant, visiblement « moins énervé ». Et ne présentant aucun regret.