A réfléchir à la thématique du jazz dans le manga, on repense immédiatement à la sublime série Kids on the Slope (2007), de Yuki Kodama, qui raconte, dans les années 1960, l’amitié naissante de lycéens japonais que tout oppose mais qui se retrouvent dans l’arrière-boutique d’un disquaire pour leurs jams. Le groove prend encore plus d’importance dans son adaptation très réussie en anime par un mordu de musique, le réalisateur Shinichiro Watanabe (Cowboy Bebop, Samurai Champloo) et sa compositrice fétiche Yoko Kanno.

Kids On The Slope Trailer
Durée : 01:25

Ecrit et dessiné en 2013, un an après l’épilogue de Kids, Blue Giant, lui, porte un regard différent de celui de sa prédécesseure, qui s’inscrivait dans un registre plus sentimental et social. Dans cette série publiée depuis un an en France, on suit le parcours de Dai Miyamoto, un lycéen, saxophoniste débutant, qui s’est mis en tête de devenir le meilleur jazzman du monde.

Réhabilitation

L’auteur de Blue Giant, Shinichi Ishizuka, était à peine plus vieux que son héros quand il a attrapé le virus, en écoutant, pendant ses années de fac aux Etats-Unis, le titre St. Thomas qui ouvre l’album Saxophone Colossus, de Sonny Rollins. « J’avais une image du jazz comme étant quelque chose d’adulte, compliqué, guindé… Je me suis rendu compte que ça s’ouvrait à un public plus jeune et plus diversifié que je ne le pensais », explique le dessinateur au Monde, lors d’une rencontre au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, en janvier. Un constat qu’il a dressé avec une autre de ses passions, l’alpinisme, au centre de sa précédente série : Vertical.

Son envie de réhabilitation va jusqu’au choix de l’instrument du héros : le saxophone ténor. « J’avais aussi pensé à la trompette, mais le jazz a un rapport symbolique, particulier avec le saxophone, qui est un instrument assez triste, qui a du mal à se faire une place dans le monde du classique. Et, de façon plus pragmatique, la forme du saxo ténor est plus classe à mettre en scène en dessin », raconte-t-il.

Extrait du tome I de « Blue Giant », du mangaka Shinichi Ishizuka. / BLUE GIANT - 2013 Shinichi ISHIZUKA / SHOGAKUKAN

La musique vécue comme un sport

Dai est un héros au départ assez quelconque, mais qui s’illustre par une persévérance hors normes. Une astuce narrative que l’on retrouve dans les mangas shonen, récits à destination des jeunes garçons.

Pour réaliser son manga, l’auteur autodidacte ne s’est pas tant inspiré des BD sur la musique comme Nodame Cantabile ou Beck, mais a préféré puiser dans l’énergie des mangas de sport. L’objectif de victoire est annoncé dès les premières pages et le dépassement de soi du héros indispensable à l’intrigue.

Plus jeune, celui qui s’est lancé tard dans la BD, à 30 ans, adorait le manga de natation Bataashi Kingyo de Minetaro Mochizuki, qui est resté une source d’inspiration. « Le côté amateur et passionné d’un débutant qui se donne à fond me permettait quelque part de faire descendre le jazz de son piédestal », argumente Shinichi Ishizuka. En résulte une forme de fougue et de course contre la montre omniprésente au fil du manga et en fait un formidable page-turner.

Pour parfaire la liaison entre la pratique obsessionnelle de la musique et une performance sportive, Shinichi Ishizuka décide, dans son scénario, que son héros abandonne le basket pour entièrement se tourner vers le saxophone. Dai répète au bord d’une rivière dès que l’occasion le lui permet, s’époumone seul en plein air. « Mon idée était que, s’il devait souffler fort, il devait souffler dehors, et le décor a abouti à une rivière, sans trop pouvoir vous expliquer pourquoi, sinon qu’il y a quelque chose de très charnel. »

Extrait du tome III de « Blue Giant », avec son personnage principal, Dai Miyamoto. / BLUE GIANT - 2013 Shinichi ISHIZUKA / SHOGAKUKAN

Si le fil conducteur de Blue Giant est simple – devenir le meilleur –, l’intrigue offre pour autant une complexité de sentiments, des sacrifices à faire et des doutes bien légitimes au héros. L’auteur, qui se considère toujours en apprentissage en matière de dessin, ne veut pas négliger son scénario. « Si je devais monter sur le ring du dessin, je me ferai rétamer. En revanche, sur le ring de l’histoire, je me sens le courage d’y monter pour mettre tout mon KO », défend-il.

Des planches en majesté

Pourtant, le trait de Shinichi Ishizuka a du caractère et lui a valu plusieurs prix au Japon ainsi qu’une entrée dans la sélection officielle pour les Fauves du Festival d’Angoulême 2019. Certains lui prêtent un certain air de famille avec le style de Naoki Urasawa (Monster, Billy Bat) ; le dessinateur reconnaît avoir, à ses débuts, essayé de s’en approcher.

Le mangaka apporte un grand soin à l’expressivité de ses personnages et à la crédibilité des postures des musiciens, « sans quoi le manga serait raté ». Il a initié ses assistants au jazz et les trimballe dans des concerts « pour qu’ils goûtent au sentiment de la musique live ».

« Instinctivement » et à quelques occasions, le dessinateur n’hésite pas non plus à monter le volume de la musique dans des planches éclatantes où le cuivre de l’instrument et la douleur de l’effort sont au centre du dessin. Des planches souvent haletantes et cruciales sur lesquelles il choisit une bande-son particulière. « Quand Dai doit mettre tout son cœur, je rassemble tout le monde et on écoute ce qu’on imagine qu’il est en train de jouer. Sinon, à l’atelier on écoute toute sorte de musique… pop, rock, sans que ça colle forcément à ce qu’on dessine. »

Dai a usé des centaines d’anches de saxo pour cette série achevée en dix tomes. Ses aventures se poursuivent désormais hors du Japon avec une suite, toujours en cours de parution, Blue Giant Supreme.

Extrait du tome III de « Blue Giant ». L’auteur apporte un grand soin à l’expressivité de ses personnages et à la crédibilité des postures des musiciens. / BLUE GIANT - 2013 Shinichi ISHIZUKA / SHOGAKUKAN

Blue Giant, de Shinichi Ishizuka, traduction d’Anne-Sophie Thévenon, éditions Glénat, 226 pages, 7,60 euros. Tome VIII à paraître en France le 18 septembre.