Tribune. Le continent africain fait preuve d’un engouement inouï pour le bitcoin. Le Nigeria totalise à lui seul 8 % des transactions mondiales. Ce nouveau moyen de paiement gagne également du terrain dans d’autres pays, comme l’Afrique du Sud, l’Egypte, le Kenya et le Soudan. Son adoption résulte de choix individuels qui préoccupent les autorités monétaires africaines. Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ?

L’Union africaine s’est engagée sur un projet d’intégration monétaire à l’échelle du continent à l’horizon 2063. Les enjeux liés à l’utilisation d’une monnaie commune au sein d’un continent sur lequel circulent pas moins de quarante devises officielles sont bien réels. Les flux marchands entre pays sont entravés par l’aléa des variations de change et les coûts de conversion. L’intégration monétaire africaine permettrait de faciliter les échanges commerciaux, comme l’euro facilite les échanges au sein de la zone euro, et ainsi concourir au développement économique du continent.

Les enjeux de l’adoption d’une devise commune sont également politiques. La constitution d’une union monétaire requiert la stabilité politique des Etats membres. Il en est ainsi des statuts actuels de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) qui prévoit la supervision des échéances électorales des Etats membres, quitte à recourir à une intervention militaire en cas de conflit postélectoral, comme ce fut le cas en Gambie en janvier 2017 avec l’opération Restore Democracy.

Inflation à deux ou trois chiffres

L’agenda de l’intégration continentale est jalonné d’étapes intermédiaires régionales. Comme l’adoption d’une monnaie commune à la zone franc CFA d’Afrique de l’Ouest et à des pays limitrophes, dont le Ghana et le Nigeria, sur lequel travaille actuellement la commission de la Cédéao dans son projet de fusion de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et de la zone monétaire d’Afrique de l’Ouest (ZMAO).

L’intégration permet par ailleurs de parler d’une seule voix sur la scène internationale. Elle constitue un instrument de diplomatie et d’expression de pouvoir, notamment dans un contexte mondial marqué par des mutations technologiques et économiques majeures. Le groupement permet d’asseoir la défense d’intérêts communs face à des partenaires commerciaux puissants, comme la Chine, l’Inde, les Etats-Unis ou la France.

En attendant l’intégration monétaire, nombre de citoyens du continent n’ont d’autre choix que de s’accommoder bon an mal an de politiques monétaires nationales imprudentes et porteuses d’inflation annuelle à deux chiffres, comme actuellement en Egypte, au Ghana, au Nigeria, au Malawi, au Mozambique et au Zimbabwe. Voire à trois chiffres, comme au Soudan du Sud, où l’inflation a dépassé les 500 % entre 2016 et en 2017 en raison notamment de la baisse des revenus pétroliers sur fond de conflits internes.

Le bitcoin est adopté par les populations comme moyen d’assurance contre l’inflation galopante. La demande locale est parfois telle que son niveau de change s’en trouve fortement apprécié par rapport son cours mondial, comme au Zimbabwe, où il était du double avant que les autorités monétaires ne décident purement et simplement d’en bannir l’utilisation. Une décision inspirée de l’Algérie, dont la loi de finances 2018 interdit toute monnaie « utilisée par les internautes à travers le web ».

En plus de s’affranchir de politiques monétaires inflationnistes qui érodent mécaniquement l’épargne, les cryptomonnaies permettent d’économiser des frais de transactions exorbitants. Le manque d’infrastructures bancaires sous-jacent au faible niveau de bancarisation de l’Afrique subsaharienne, où plus de 80 % des ménages ne possèdent pas de compte bancaire, contribue à renchérir les coûts des transactions financières. Lorsqu’une personne travaillant en Afrique du Sud désire envoyer de l’argent à l’un de ses proches situé dans un pays limitrophe comme le Mozambique, elle doit acquitter plus de 20 % de frais de transactions auprès des intermédiaires financiers. Avec le bitcoin ces frais sont quasi nuls.

Volatilité et piratage

L’usage du bitcoin sur le continent africain n’est toutefois pas sans danger. La première faiblesse de la cryptomonnaie la plus populaire est sa volatilité digne des montagnes russes. Le bitcoin vaut aujourd’hui dix fois plus qu’il y a trois ans, et cinq fois moins qu’il y a un an. Autant dire que convertir ses économies en bitcoin revient à les jouer au casino.

Un autre inconvénient majeur est lié à la sécurisation. Le bitcoin, comme d’autres instruments de paiement numérique, est l’objet d’incessantes attaques pirates. La monnaie virtuelle est sécurisée par cryptographie. Or, parmi les plus grands spécialistes mondiaux de ce procédé, figurent des pointures mal intentionnées. Le procès d’Alexander Vinnik, le pirate russe soupçonné du détournement de 650 000 bitcoins, dont la France a récemment obtenu de la Cour suprême grecque l’extradition, devrait faire couler beaucoup d’encre à son ouverture.

En raison de sa volatilité et de l’attrait qu’il suscite auprès des pirates, le bitcoin n’est pas suffisamment adapté au continent africain. Les populations l’utilisent faute de mieux, mais restent en demande d’une cryptomonnaie plus stable et plus sécurisée. La technologie blockchain, système de certification décentralisé sous-jacent aux cryptomonnaies, permet de nombreuses innovations, dont certaines pourraient être associées à des projets qui servent directement les populations. On pourrait par exemple imaginer une cryptomonnaie adossée à un registre vérifiant la contrefaçon de médicaments. C’est le potentiel actuellement développé par la cryptomonnaie Afro, lancée en décembre 2018, qui ambitionne de remplacer le bitcoin sur le continent.

L’Afrique est en pleine mutation technologique et l’innovation ne se soucie guère de l’agenda des politiques. Les autorités monétaires se sentent actuellement menacées par l’adoption de monnaies numériques décentralisées. Au risque de se laisser dépasser, il va leur falloir prendre position rapidement. Les cryptomonnaies auront au moins pour effet de donner un coup de fouet au processus d’intégration monétaire africaine.


Jérôme Mathis est professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine et Daniel Ouedraogo est docteur en économie de l’Université Paris-Dauphine.