Dans le district d’Abobo, à Abidjan, destruction de 50 tonnes de faux médicaments, le 10 mars 2017. / SIA KAMBOU / AFP

A l’hiver 2018, la Côte d’Ivoire annonçait avoir saisi près de 400 tonnes de faux médicaments « représentant pour l’industrie pharmaceutique une perte financière de 100 milliards de francs CFA [150 millions d’euros] », déclarait alors à l’Agence France Presse (AFP) un représentant du ministère de la santé. Massif, ce coup de filet s’ajoute aux nombreuses autres opérations, destinées à lutter contre un trafic en pleine expansion. Très lucratif et sans grand risque pénal, ce business attirerait de nombreux réseaux mafieux. En effet, mille dollars investis dans ce secteur rapporteraient jusqu’à 500 fois plus aux organisations criminelles, selon l’Institut de recherche anti-contrefaçon de médicaments (IRCAM).

Si le phénomène est mondial, 42 % des signalements proviennent d’Afrique subsaharienne, 21 % des Amériques et 21 % de la région européenne. « L’Afrique subsaharienne concentre toutes les vulnérabilités qui vont favoriser les médicaments de qualité inférieure ou falsifiés : la faiblesse de la gouvernance des systèmes de santé, une offre de soins et un maillage des pharmacies sur le territoire insuffisants, l’existence d’un marché parallèle quasiment toléré et la pauvreté des populations », analyse le docteur Innocent Koundé Kpeto, président de l’Ordre des pharmaciens du Togo.

Depuis 2017, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a abandonné le terme de contrefaçon, largement lié à la notion de droit de propriété intellectuelle, pour celui de « produit médical de qualité inférieure ou falsifié », plus adapté aux enjeux de santé publique. Selon ses dernières évaluations, dans les pays à revenus faibles à intermédiaires, environ un médicament sur dix ne serait pas conforme aux normes de qualité. « C’est la première fois que l’OMS publie une évaluation statistique sur le sujet et qui a été réalisée avec les études les plus fiables dont nous disposions », explique au Monde Afrique Pernette Bourdillon Estève, analyste à l’OMS.

« Le profit avant tout »

Aucun médicament n’est à l’abri : des plus innovants aux plus anciens, des médicaments de marques aux génériques… « Ceux qui participent à la falsification de médicaments recherchent avant tout le profit. A partir du moment où la demande existe, il leur est indifférent que les médicaments soient de marque ou génériques, ou de savoir quelle entreprise produit la version d’origine », note l’OMS, qui a mis en place un système mondial de surveillance et de suivi en 2013.

Parmi ces produits, on trouve des médicaments qui sont de toute évidence falsifiés, c’est-à-dire délibérément fabriqués sans principes actifs ou avec un autre principe actif que celui attendu. Par exemple, en mars, au Cameroun, un antidiabétique a été retrouvé dans un médicament contre l’hypertension. La supercherie a été découverte en raison des hypoglycémies provoquées. Mais la falsification n’est pas toujours aussi facile à mettre en évidence. Ainsi, en 2015, onze personnes sont décédées et plus de mille patients ont été hospitalisés en République démocratique du Congo (RDC) après avoir pris ce qu’ils croyaient être du diazépam, un sédatif très répandu. En fait, ils avaient avalé un antipsychotique à des doses vingt fois supérieures aux doses recommandées. Cette intoxication provoquant des frissons et des raideurs dans la nuque, les médecins ont d’abord pensé à la méningite, puis à des maladies inconnues. Il a fallu du temps avant qu’ils incriminent la prise d’un médicament.

Autre cas de figure, sans doute le plus habituellement rencontré : les produits contiennent moins de principe actif qu’indiqué. « Dans ce cas, il est particulièrement difficile de prouver si le sous-dosage est délibéré ou non. Cela demande en effet des investigations supplémentaires longues et coûteuses », explique Pernette Bourdillon Estève. De plus, ces médicaments qui contiennent peu de principes actifs, voire pas du tout, sont encore plus difficiles à repérer. Certes l’antalgique ne soulagera pas la douleur, l’antibiotique ne guérira pas l’infection, l’anticancéreux ne fera pas régresser la tumeur, mais ils ne déclencheront pas d’effets toxiques majeurs. D’autant plus lorsque les trafiquants s’ingénient parfois à masquer l’arnaque. « On a vu des vaccins sans principe actif mais avec une dose d’antibiotique pour éviter les infections au point d’injection. Ou encore des antipaludiques contenant du paracétamol pour faire baisser la fièvre », raconte Pernette Bourdillon Estève.

« Pharmacie par terre »

Médicaments sans principes actifs, avec d’autres molécules que celles attendues, sous-dosés, dégradés… tous ces produits ont conséquences sur la santé des populations qui les prennent. Au mieux, ils prolongent la maladie et entraînent des soins inutiles et des arrêts de travail prolongés. Au pire, ils augmentent le nombre de décès, soit directement lorsqu’ils sont toxiques, soit indirectement lorsqu’ils ne traitent pas une maladie potentiellement mortelle. En se basant sur l’hypothèse de l’OMS, entre 72 000 et 169 000 enfants décèdent probablement chaque année d’une pneumonie traitée avec des antibiotiques de qualité inférieure ou falsifiés, selon la modélisation établie par des chercheurs de la faculté d’Edimbourg. De la même façon, la London School of Hygiene and Tropical Medicine a estimé que les antipaludiques de qualité inférieure ou falsifiés seraient responsables de 116 000 décès supplémentaires chaque année.

L’OMS explique également qu’il est clairement établi que la résistance au principal antipaludique, l’artémisinine, est d’abord apparue dans une région du monde où, pendant une période, entre 38 % et 90 % des médicaments à base de cette molécule étaient de qualité inférieure ou falsifiés.

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Tous les circuits peuvent être concernés par ces médicaments non conformes. Cependant, le marché informel, plus connu sous le nom de « pharmacie par terre », phénomène propre à l’Afrique subsaharienne, apparaît le plus perméable à la fraude. Les médicaments qui sont vendus sur les marchés, sur des étals de rue, dans les magasins d’alimentation, etc., échappent tout simplement à la traçabilité et au contrôle de qualité. Leur provenance, leur état de conservation, le manque de formation des vendeurs exposent les consommateurs à un risque parfois mortel.

« Manœuvres contre les pauvres »

De plus, lorsque des discours de prévention mettent en garde contre les médicaments vendus dans la rue, cela ne passe pas toujours bien, comme l’expose le docteur Afèignindou Gnassibe dans sa thèse « Problématique de la lutte contre les contrefaçons au Togo ». « Beaucoup de consommateurs dénoncent tout ce qui se dit de dangereux sur ces produits comme des manœuvres contre les pauvres », écrit-il. Un discours sans doute alimenté par les vendeurs de rue, mais qui met le doigt sur l’une des principales raisons de la prospérité de ces marchés informels : le faible pouvoir d’achat des populations.

Dans la rue, les médicaments s’achètent à moindre coût, à la carte pour un traitement ponctuel, à crédit, ou selon ses moyens. Ce qui n’est pas le cas dans les pharmacies où l’on ne vend pas au détail. « Même si, au final, le prix à l’unité ne revient pas plus cher en pharmacie, les gens préfèrent parfois payer une ou deux unités seulement », confirme le docteur Innocent Koundé Kpeto.

Il n’existe sans doute pas de remède miracle pour assécher définitivement le marché des médicaments de qualité inférieure ou falsifiés. « Mais les comportements des populations ne sont pas irrationnels. Il ne s’agit pas pour elles d’acheter des produits peu sûrs par choix, mais bien d’avoir accès aux médicaments essentiels », explique le professeur Antoine Flahaut, directeur de l’Institut de santé globale à l’université de Genève. Ce qui devient possible à partir du moment où les personnes possèdent une couverture santé qui prend en charge leurs dépenses de soins et de médicaments.

Comme le raconte le docteur Kounde Kpeto, avant l’instauration d’une assurance maladie pour les fonctionnaires, les vendeurs de rue étaient installés devant toutes les grosses administrations de la capitale. Les étals ont migré ailleurs depuis que les fonctionnaires bénéficient d’une prise en charge à 80 % de leurs médicaments. L’avènement de la couverture santé universelle pourrait donc venir à bout de ce marché informel, mais ne suffira pas à mettre fin aux trafics. Car les médicaments de qualité inférieure ou falsifiés sont en effet aussi présents dans les circuits formels, lesquels ne sont suffisamment sécurisés et manquent de moyens pour en contrôler la qualité. Mais ce serait déjà un début.

Sommaire de notre série « Carnet de santé »

Chaque mercredi, Le Monde Afrique propose une enquête, un reportage ou une analyse pour décrypter les avancées des soins et de la prévention sur le continent.

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