Des manifestants à Alger, le 30 juillet 2019. / RYAD KRAMDI / AFP

« Qu’est-ce qu’une période de transition ? », « Quels sont les rôles d’un président ? », « Qu’est-ce que le communisme ? », « Qu’est-ce que l’état d’urgence ? ». Sur la page Facebook Fahemny Politique (« explique-moi la politique »), des notions de politique sont expliquées via des vidéos, des articles et des photos, en arabe, en français, en berbère et en derdja, le dialecte algérien. « Nous voulions sensibiliser les gens aux mots qu’on entendait dans les discours. Pour avoir envie de participer, il faut comprendre ce qui se passe », explique Maya, 19 ans, étudiante à l’Ecole nationale polytechnique d’Alger et co-administratrice du projet.

Lancée fin mars, un mois après le début du mouvement de protestation en Algérie contre le cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika et pour un changement de régime, la page compte désormais plusieurs milliers d’abonnés. Au-delà de l’explication du rôle des institutions, les bénévoles présentent des expériences étrangères, comme la révolution géorgienne, la révolution française ou le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis.

Au fil des semaines, des messages de remerciements arrivent, accompagnés de propositions d’articles ou d’aide pour les traductions. « On a créé une communauté de gens investis et on se sent faire partie de quelque chose. C’est un développement personnel », estime Maya, qui explique n’avoir jamais été membre d’un parti politique ou d’une association. Gagner en compétences est un moyen de s’investir dans la vie du pays. « Vivre dans un vrai pays, c’est faire participer tout le monde », résume-t-elle.

« Lame de fond »

Les manifestations ont relancé l’envie de s’impliquer en politique de certains Algériens, alors que le pays voyait depuis quelques années des petites initiatives citoyenne se développer dans des secteurs considérés comme moins sensibles, comme l’environnement. « Il y a une lame de fond qui vient d’en bas », assure Smaïl Chertouk, 50 ans, chef d’une entreprise de conseil en innovation. Cet Algérien qui vit en France fait partie des créateurs de l’application mobile Netlagaw (« on se réunit », en derdja), mise en ligne début août.

« On trouvait que ce qui caractérisait le mouvement de protestation, c’est une sorte d’éveil de la citoyenneté. Les gens sont conscients de leur appartenance à un tout, qu’ils ont des droits mais aussi un peu de responsabilité dans le fait d’obtenir ces droits. Alors on a voulu les aider à se rassembler », explique-t-il. L’application permet de créer un événement et d’inviter d’autres personnes à y participer, du nettoyage d’une plage à la création d’une entreprise. « Il faut faciliter l’accès à la citoyenneté. La démocratie, ça s’exerce », ajoute-t-il.

L’exercer, s’en emparer, se l’approprier. C’est ce que tente de faire depuis plusieurs semaines un groupe de médecins qui a créé un collectif nommé Amana. Ce soir de juillet, ils sont quatorze, réunis dans un café, pour préparer une réunion nationale. Leur objectif est « d’apporter une pierre à l’édification d’institutions solides, justes et égalitaires », en faisant émerger des propositions pour le système de santé. Leur mode de fonctionnement se veut démocratique : écouter tout le monde, débattre, décider ensemble.

Lors de la réunion, la parole est distribuée à tour de rôle, les décisions sont prises par vote à la majorité des deux tiers. « Il faut mieux expliquer qui nous sommes. Je suis persuadée que les gens de l’hôpital pensent que nous sommes le prolongement d’un syndicat », souligne une jeune femme. « Nous devons avoir une position politique claire sur la révolution », estime un autre participant. « Non, il faut axer notre travail sur la santé, c’est là où nous sommes légitimes », rétorque un confrère. « Avant de décider, il faut donner la parole aux membres des autres régions. Ce n’est pas Alger qui va faire changer les choses », tempère un troisième.

Défiance du public

Ici, ce sont les fragilités de la société civile algérienne qui s’exposent : la défiance du public face à toute forme d’organisation, la difficulté de trouver des lieux où se réunir ou encore la tendance à la centralisation des décisions, alors que l’immensité et la diversité du territoire nécessitent des choix adaptés. Mais ces médecins, encouragés par leurs premières petites victoires, veulent essayer : « On arrive à dialoguer, alors qu’il y a parmi nous des gens très conservateurs et d’autres à l’extrême opposé », raconte Billel, cardiologue.

Plusieurs membres du groupe ont mis en place une plateforme Web inspirée de Decidim, un système participatif né à Barcelone et utilisé en Catalogne lors de la campagne pour le référendum d’indépendance. Elle permet d’avoir un support en ligne pour débattre de textes juridiques et d’aboutir à moyen terme à des propositions d’amendement. « Nous voulons nous imposer comme force de proposition. Nous savons que le secteur de la santé souffre de problèmes structurels liés à la question de la gouvernance », analyse Hamza, membre du collectif.

En parallèle de son travail pour rassembler les professionnels de la santé, Amana veut inciter d’autres secteurs à utiliser le même fonctionnement et la même plateforme. Deux semaines après la réunion dans le café, ils rencontrent des enseignants d’université. Billel, le cardiologue, tente de convaincre : « On nous a dit que la démocratie n’était pas pour nous. On nous l’a interdite, par mépris. Or il existe des techniques et des outils pour la mettre en place. » L’auditoire est un peu réticent. « Pour ça, on a le temps, rétorque un enseignant. Ce qu’il faut, c’est un objectif politique précis. » Une autre professeure fait part de ses doutes : « Votre initiative a-t-elle recueilli beaucoup d’adhésion ? Parce que nous, on n’arrive pas à mobiliser. »

Billel explique : « Le plus gros défi, c’est de rétablir la confiance. Chez nous, on colle des étiquettes aux gens qui parlent de démocratie. Il faut faire comprendre que ce n’est ni une idéologie, ni un parti politique. » Ghiles, un autre médecin, est conscient de l’enjeu : « On a pris le secteur de la santé comme un laboratoire. Si on y arrive, ça veut dire qu’on peut faire changer les choses au-delà. »