De gauche à droite : Nabil Karoui, Youssef Chahed, Abir Moussi, Abdelfattah Mourou, Hamadi Jebali et Abdelkrim Zbidi. / AFP

Vingt-six candidats sont en lice pour l’élection présidentielle en Tunisie – la deuxième depuis la révolution de 2011 –, dont le premier tour est prévu le 15 septembre, a annoncé, mercredi 14 août, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Le scrutin, initialement programmé pour la mi-novembre, a été avancé à la suite du décès, le 25 juillet, du chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi (92 ans). C’est la première fois que la présidentielle se déroulera avant les élections législatives, prévues, elles, le 6 octobre. Ce double scrutin s’annonce crucial pour l’enracinement de la démocratie en Tunisie, à la fois pionnière et unique rescapée de la vague des printemps arabes de 2011.

Dans la semaine qui a précédé la date limite des candidatures, le 9 août, les prétendants se sont précipités à l’ISIE y déposer leur dossier. Alors que les petits candidats se pressaient jusqu’à la dernière minute pour glaner les signatures requises, certains hommes politiques ont dénoncé des pratiques immorales, notamment le vol de signatures entre candidats ou la mise en enchères de certaines signatures de députés. Malgré ces coups bas et cet empressement lié au nouveau calendrier électoral, 97 candidats s’étaient déclarés, soit bien plus que lors du scrutin précédent de 2014, où 69 candidatures avaient été reçues par l’ISIE. Après examen des dossiers, la commission électorale en a finalement éliminé 77 – ils peuvent déposer un recours jusqu’au 31 août – pour n’en retenir que 26. Parmi les recalés figure l’avocat Mounir Baatour, défenseur des droits des LGBT.

Entre ceux fin prêts dès le premier jour, tels l’homme d’affaires Nabil Karoui, actuellement sous enquête judiciaire pour blanchiment d’argent et corruption, ou l’avocate populiste Abir Moussi, du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti de l’ex-président Ben Ali, dissout après la révolution), et ceux qui ont attendu le dernier jour, comme le chef du gouvernement, Youssef Chahed, et le candidat du parti Ennahda, Abdelfattah Mourou, le dépôt des candidatures aura aussi vu son lot d’indépendants et de candidats atypiques. Parmi ces derniers,outre le défenseur des LGMT Mounir Batour, figurent un artiste peintre, un avocat de salafistes, un agent de sécurité et un ancien membre de la Ligue de protection de la révolution, une milice à tendance islamiste née après le soulèvement de 2011.

Les candidatures étaient ouvertes à toute personne de nationalité tunisienne ayant rempli les critères de parrainage : 10 signatures de députés, 40 signatures de maires ou 10 000 signatures d’électeurs, ainsi qu’une caution de 10 000 dinars (environ 3 100 euros) qui sera rendue au candidat s’il dépasse le seuil des 3 %.

Un test pour Ennahda

Si la diversité des candidatures témoigne de la vitalité démocratique du pays, le paysage politique actuel présente une conjoncture plus complexe que pour l’élection présidentielle de 2014.

« Pour les candidatures fantaisistes, il y en avait déjà eu en 2014, mais pour les candidatures sérieuses, il y a un changement de paradigme, analyse Sahbi Khalfaoui, chercheur en sciences politiques. En 2014, il y avait des figures historiques comme Béji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki, qui avaient mobilisé une armada d’électeurs. Là, chacun a son candidat, comme dans le cas d’Ennahda, qui présente un de ses dirigeants pour la première fois. C’est une nouveauté et cela permettra aussi de connaître réellement le capital sympathie du parti. »

Pour Ennahda, qui avait misé sur les élections législatives en présentant son leader, Rached Ghannouchi, sur la circonscription de Tunis 1, le nouveau calendrier électoral a changé la donne et sera un test, alors que la formation est encore en mutation vers un parti « musulman démocrate », le statut qu’elle le revendique.

« Le débat pour le choix du candidat n’a pas été simple, confie un cadre du parti. Nous étions prêts à soutenir des outsiders, mais beaucoup nous ont demandé un soutien discret et non assumé, ce qui n’est pas légitime par rapport à nos électeurs. C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers un candidat de notre cru. » Selon lui, l’avocat Abdelfattah Mourou était le plus rassembleur, mais aussi la figure qui bénéficie du plus grand capital sympathie auprès de la population.

Les prises de position libérales de M. Mourou, en sa qualité de député, son humour et ses tenues vestimentaires, toujours très fidèles à l’habit traditionnel tunisien, en font un candidat idéal mais qui n’a pas forcément toutes ses chances. « Il est clair que beaucoup de Tunisiens ne sont pas prêts à ce que le pays ait un président nahdaoui [membre d’Ennahda], poursuit le cadre du parti. Il y a toujours la peur de l’image qu’on véhicule à l’étranger, et beaucoup voient encore Ennahda comme un parti islamiste. C’est pourquoi nous avons voulu présenter quelqu’un qui ne représente pas le clivage identitaire vers lequel les élections de 2014 s’étaient orientées. » En 2014, le président Béji Caïd Essebssi avait en effet rassemblé autour d’un « vote utile » sanctionnant les islamistes qui avaient gouverné le pays de 2011 à 2014 à la tête d’une coalition de partis (la « Troïka »).

Si Ennahda estime que M. Mourou n’ira pas piocher dans le réservoir de votes des autres candidats, il verra en revanche le capital électoral nahdaoui disputé par un rival issu du sérail, Hamadi Jebali, ancien chef du gouvernement et membre d’Ennahda, qui se présente en tant qu’indépendant.

Phénomène médiatique

Autre candidature qui commence à faire des vagues, celle de Youssef Chahed, qui l’a annoncée lors du conseil national de son parti, Tahya Tounes, le 8 août, en insistant sur le fait qu’il ne démissionnerait pas de ses fonctions de chef du gouvernement. Il mise sur son expérience du pouvoir pendant trois ans et sur son jeune parti, qui revendique 80 000 adhérents, pour mener à bien sa campagne.

Cette annonce fait déjà grincer les dents de certains partis, qui lui reprochent une possible utilisation des ressources de l’Etat et de sa fonction à des fins électorales. Il devra faire aussi faire face à un rival de taille, le candidat du parti dont il était issu, Nidaa Tounes, qui a choisi un fidèle de M. Essebssi devenu en quelques semaines un phénomène médiatique : l’actuel ministre de la défense, Abdelkrim Zbidi.

« C’est le point central de cette présidentielle : on risque d’être plus dans une guerre de personnes, vu les personnalités qui se présentent, que dans une guerre de programmes ou d’idées, commente le chercheur Sahbi Khalfaoui. Le clivage “islamistes contre progressistes” va sans doute réapparaître. Nous aurons aussi le clivage régionaliste, avec Zbidi qui est le candidat du Sahel, donc du centre du pouvoir ; le clivage opposant les hommes d’Etat à ceux représentant l’anti-système ; celui, aussi, autour du bilan de Youssef Chahed ; enfin, il y aura le clivage autour de la popularité de ceux qui arriveront réellement à enclencher la machine électorale, car personne pour le moment n’a pu mobiliser autant d’électeurs qu’Essebsi en 2014. »

Alors que la Tunisie a opté pour un régime parlementaire dans sa Constitution de 2014, l’avancement de la date de la présidentielle risque d’inverser les cartes, avec l’élan donné par le candidat élu pour déterminer les tendances des législatives. Mais le risque d’une absence de majorité absolue, comme lors des derniers scrutins, risque aussi de forcer à une cohabitation, cette fois pas seulement entre partis politiques traditionnels, mais aussi avec des figures clivantes comme celles de Nabil Karoui ou Abir Moussi.

« Cela risque d’être une campagne difficile, avance Zeineb Turki, militante politique. Nous sommes passés d’un moment de radicalité politique [popularité des figures populistes avant l’été] à un moment consensus, avec la mort du président, fin juillet. Mais je crains qu’on ne retourne vite vers cette radicalité. »