C’est un petit logiciel de dessin sorti en Europe il y a dix ans aujourd’hui. Un programme gratuit, Flipnote Studio, qui permettait alors de gribouiller quelques dessins sur les minuscules écrans de la très populaire Nintendo DS. Bien malin celui qui savait s’en servir pour animer autre chose que des crobards monochromes : il y a fort à parier que la plupart des joueurs ne s’y sont essayés que quelques minutes, avant de retourner finir leur partie de Zelda : Spirit Tracks.

Dix ans après, qui se souvient de Flipnote Studio ? Pas grand monde. Un grand nombre d’internautes a en revanche déjà vu passer les œuvres de Kévin « Kéké » Gemin, dessinateur et animateur français aux 27 printemps et 400 000 abonnés YouTube. Stars des réseaux sociaux, ses pigeons rebondissants et autres animaux rondouillards sont systématiquement partagés des dizaines de milliers de fois sur Tumblr ou Twitter.

Belly dancing birds
Durée : 00:29

En dix ans il est devenu, sinon le seul (le dessinateur Boulet s’y est mis il y a quelques mois), du moins le principal artiste se servant du désuet Flipnote Studio, quand d’autres utilisent les pinceaux virtuels autrement plus performants de Flash ou d’After Effect.

Le premier pigeon tout rond

Né à Annemasse (Haute-Savoie), où il vit encore quand son travail ne le retient pas à Paris, Kévin Gemin, alias « Kéké », a découvert Flipnote Studio un été en rentrant de vacances, « le 4 septembre 2009 », se souvient-il avec une précision qui en dit long sur l’importance de la découverte.

Gamin déjà il croque des dessins inspirés du mignon Kirby’s Dreamland, sur Game Boy, son tout premier jeu vidéo. La petite boule rose de Nintendo s’invite dans ses cahiers ou dans PictoChat, la rudimentaire messagerie instantanée de la Nintendo DS. Si l’on excepte une unique journée d’initiation sur Flash, « dans le cadre d’une école d’art près d’Annemasse », Flipnote devient son premier logiciel d’animation.

Il s’y essaye avec plus de curiosité que de conviction, pensant juste gribouiller « deux trois trucs, pour le fun ». Pourtant, dès la première animation, c’est le déclic. Il la partage en ligne, sur Hatena, le réseau social intégré à Flipnote, et rejoint ainsi les rangs d’une petite communauté hétéroclite de bricoleurs de l’animation.

Kévin Gemin par Kékéflipnote. / kekeflipnote

Les mois qui suivent, il se fait peu à peu un nom, estime commencer à décoller « en juillet 2010 », alors que ses animations mettant en scène les personnages de Nintendo, et notamment Kirby, rencontrent un joli succès sur Hatena.

Et puis en 2013, patatras : Nintendo ferme les serveurs d’Hatena et cesse de soutenir Flipnote sur Nintendo DS, préférant se concentrer sur une version pour la plus récente Nintendo 3DS. Mais cette version améliorée reste inédite en Europe jusqu’en 2016.

Faute de plate-forme idoine pour partager ses créations, « Kéké » envisage brièvement de faire comme la plupart des amateurs de Flipnote, et de s’arrêter là. Avant de se raviser et de poser ses crayons (ou plutôt son stylet) sur la plate-forme Tumblr. Il est l’un des rares pionniers à continuer malgré la fermeture d’Hatena – et le seul, en s’émancipant de l’obscure plate-forme sociale de Nintendo, à connaître un vrai succès.

Car l’année suivante il délaisse les dessins de fans et les déclinaisons des univers Nintendo pour inventer le sien. Il est alors étudiant en école d’art, à Emile-Cohl (Lyon). C’est au détour d’un exercice (animer une balle rebondissante) qu’il dessine son premier pigeon tout rond. Enorme carton.

French CanCan ! Animation
Durée : 01:05

Résolution d’écran ridicule

Les limites de Flipnote (trois calques, deux couleurs par calque, et une résolution d’écran ridicule), Kévin Gemin en a fait une force, ou en tout cas un style. C’est l’héritage nostalgique des consoles portables de Nintendo qui transpire ici, comme si les personnages s’étaient échappés d’une Game Boy pour faire les quatre cents coups. Il développe un univers tout rond et mignon, à l’image de celui de Kirby’s Dreamland, traversé de facéties bon enfant.

Outre du jeu vidéo, ses influences viennent de dessins animés des années 1990, des Razmoket, à Franklin, en passant par Jumanji. Mais il cite plus volontiers les énergiques Super Nanas, ou encore les classiques de Tex Avery, dont il retient la frénésie, qui culmine souvent en violence très « cartoon ». Ses personnages bondissent, rebondissent, sourient, mais parfois s’énervent, affichent des colères noires, se courent les uns après les autres. Cet humour décalé, « les gens adorent, parce qu’ils ne s’y attendent pas ». Même Nintendo apprécie, à défaut de faire appel à ses services : aux Etats-Unis, le compte Twitter de la marque partage régulièrement ses créations.

I feel GOOD !! Animation
Durée : 00:49

En 2016, Kévin Gemin termine ses études une licence en poche. « Je n’ai pas pu aller jusqu’au master : ces écoles ça coûte souvent cher. » Il n’a pourtant pas de regret, ayant déjà « de très bonnes bases en animation », et ses comptes Twitter et Tumblr faisant office de meilleurs CV que tous les diplômes du monde.

Poster ses créations sur YouTube, même avec plus de 400 000 abonnés, ne lui rapporte pas grand-chose (« une animation avec du son, de la musique, de l’action, qui demande trois mois de travail, ça rapporte peut-être 100 euros en publicité ! », calcule-t-il) sinon de la visibilité. Et ça marche. Grâce à cette visibilité, il a travaillé pour des youtubeurs, pour la ville d’Annemasse… « J’ai pu trouver du travail facilement, parce que les gens connaissaient mon travail. »

Prokofiev et Tex Avery

L’an dernier, c’est la chaîne de télévision Arte qui est venue le chercher. Le projet : animer une série musicale, L’Odyssée de Klassik, qui voit une adorable gerboise vivre mille aventures au rythme de grands airs classiques. Douze épisodes qui explorent les répertoires de Prokofiev, Tchaïkovski ou Ravel, et autant de prétextes pour mettre en scène de grands mythes (celui de Gaïa et d’Ouranos dans le premier épisode) sous le prisme de Tex Avery.

Klassik s'éveille | L'odyssée de Klassik#1 | Kekeflipnote🥖 | ARTE Concert
Durée : 01:44

« On a fait un épisode par semaine, c’était très intense », explique aujourd’hui Kévin Gemin. Pour cette série, l’animateur à la Nintendo DS a dû insérer ses méthodes et ses outils non conventionnels au sein d’une équipe classique. Il a notamment dû travailler en équipe avec d’autres animateurs sur les premières ébauches, réalisées sur d’autres logiciels, afin de s’assurer que la vision d’Arte était respectée.

« Flipnote, c’est ultralimité. On ne pouvait pas se permettre de travailler directement sur DS et de changer d’avis en cours de route [si Arte ne donnait pas son accord]. »

S’il se dit « content » du projet, il avoue aussi qu’il n’est pas près de repartir de sitôt dans une production aussi lourde, attaché qu’il est à son autonomie et à la légèreté de son dispositif. « Sur Internet, j’ai un contrôle total de ce que je fais. » Aujourd’hui, il ne s’interdit pas de vivre de l’indépendance :

« Ma chance, c’est que j’ai une grosse communauté : je peux faire ma propre production, demander aux fans de la financer. Mais c’est quitte ou double. »

Pour autant, Kévin Gemin n’exclut rien, et surtout pas le confort d’une plus grosse structure. Parce que gérer lui-même la paperasse, ou s’imposer ses propres deadlines, il ne court pas après. A l’en croire, il a des contacts, des « touches », dans beaucoup d’équipes. Et il devrait, l’an prochain, intégrer une plus grosse structure pour travailler sur un dessin animé plus traditionnel. Voire déménager à Paris, « même si c’est un peu cher ».

Il ne compte pas pour autant abandonner Flipnote Studio : « Ce rendu, je ne pourrais pas le reproduire avec un autre logiciel. Les gens me reconnaissent à ce style, c’est une marque de fabrique. »