Cheikh Fall, ancien tirailleur ayant participé au débarquement de Provence, est mort en mars 2015. Le 15 août 2014, il avait reçue la médaille de la Légion d’honneur des mains du président François Hollande. / Julien Masson

Dans le cadre d’un projet pédagogique avec des collégiens de Savoie, Julien Masson, photographe et réalisateur, s’est lancé sur les traces des derniers tirailleurs sénégalais entre 2014 et 2018. De ses multiples rencontres avec Saïdou Sall, Issa Cissé, Alioune Fall ou Dahmane Diouf, qui furent enrôlés dans l’armée coloniale pour libérer la France, il a fait un ouvrage, Mémoire en marche, un long format pour Radio France internationale (RFI), puis un film diffusé sur TV5 Monde en 2018. Une deuxième édition de son livre, enrichie de plusieurs témoignages, est parue en 2018*.

Comment est né votre projet avec des tirailleurs sénégalais ?

Je souhaitais embarquer les élèves d’un collège dans une enquête historique qui pourrait leur permettre de s’interroger sur « l’identité nationale », un thème qui faisait alors débat. Les tirailleurs sénégalais me sont apparus comme un sujet permettant de parler du passé commun entre différents peuples, mais aussi d’aborder l’histoire de l’esclavage, de la colonisation. Ce sujet conduit aussi vers des thématiques plus actuelles comme celle des migrants. Mon but était de donner aux élèves des clés pour qu’ils comprennent la France d’aujourd’hui.

« Les tirailleurs ont joué un rôle très important dans l’histoire de France, mais leur histoire est méconnue. »

Les tirailleurs sénégalais ont joué un rôle très important dans l’histoire de France, mais leur histoire est méconnue. Quand on s’intéresse aux liens qui unissent la France et l’Afrique, on ne peut pourtant pas oublier le rôle de ces hommes qui ont quitté leur terre pour combattre et libérer la France. Des dizaines de milliers y ont laissé leur vie. Dans Le Chant des Africains, ils disent qu’ils veulent « porter haut et fier le beau drapeau de notre France entière ». Ils chantent aussi qu’ils sont prêts à « mourir à ses pieds » si quelqu’un touche ce drapeau. Il m’a semblé important d’écouter ces hommes avant leur mort et de transmettre leur témoignage. C’est aussi une manière de leur rendre hommage.

Comment les avez-vous rencontrés ?

A Dakar, je me suis rendu à l’Office national des anciens combattants. Il m’a fallu du temps pour que mon projet soit accepté. On ne donne pas au premier venu les coordonnées d’un homme de 90 ou 95 ans et je peux tout à fait le comprendre. J’ai ensuite rencontré un tirailleur, puis deux, et tout s’est enchaîné. J’ai obtenu la liste des derniers anciens combattants sénégalais de la seconde guerre mondiale, sur laquelle figuraient 21 noms [environ 350 000 hommes issus de toutes les colonies de l’Afrique occidentale française et de l’Afrique équatoriale française ont été incorporés dans le corps des tirailleurs sénégalais durant la seconde guerre mondiale]. Ces derniers avaient pris soin de s’enregistrer auprès de l’administration coloniale après la guerre, mais beaucoup ne l’ont jamais fait à leur retour en Afrique. Une grande partie d’entre eux étaient analphabètes et leur seule envie était de retrouver leur foyer. Dans cette liste de 21 personnes, j’ai pu en rencontrer treize.

Emmanuel Emma, ancien combattant d'Indochine et d'Algérie, porte-drapeau lors de la cérémonie du massacre de Thiaroye, au Sénégal, le 30 novembre 2014. / Julien Masson

Quel accueil avez-vous reçu ?

C’était pour chacun une immense surprise de voir arriver un Français qui souhaitait s’intéresser à eux dans le but de transmettre leur histoire à des jeunes de son pays. Les tirailleurs étaient très sensibles à cette démarche, car ils pensaient avoir été complètement oubliés près de soixante-dix ans après la fin de la guerre. Beaucoup n’avaient jamais raconté leur histoire à leur famille. Des neveux, des petits-enfants et même leur femme sont venus écouter leurs récits, courageux et souvent émouvants. Certains membres de leur famille m’ont confié qu’ils ne savaient pas que leur « vieux » avait vécu autant de choses incroyables dans sa vie.

Quels sentiments dominaient dans les récits de ces tirailleurs ?

Il y avait une différence entre ceux qui se sont engagés volontairement et ceux qui l’ont été sous la contrainte. Mais chez tous les tirailleurs, il y avait de l’amertume, le sentiment d’avoir été oubliés. Ils faisaient toutefois la différence entre le peuple français et l’administration française.

C’est-à-dire ?

Ils racontaient que les Français qu’ils avaient rencontrés étaient très différents de ceux des colonies. Ils avaient créé avec eux des liens d’amitié, de fraternité et même parfois d’amour. Ils ont été touchés par l’accueil qu’ils ont reçu lors du débarquement de Provence, par exemple. Aucun tirailleur n’avait de mépris pour le peuple de France, qu’ils voyaient comme frère, et tous insistaient sur ce point de façon très claire.

En revanche, ils nourrissaient une forme de rancune envers l’administration française et les autorités. Il y avait de l’incompréhension, de la colère parfois aussi. Elle était entretenue par la difficulté d’obtenir des visas pour leurs descendants et par des discours, comme celui de Nicolas Sarkozy disant que « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ». Chez ces hommes qui ont combattu pour libérer la France, ce sont des mots difficiles à entendre. Certains disaient aussi qu’on les avait forcés à s’engager pour aller en Europe et qu’on laissait leurs petits-fils se noyer au milieu de la Méditerranée.

« Les tirailleurs n’étaient pas traités comme les soldats blancs, ils avaient des rations alimentaires et des tenues différentes. »

Ils m’ont également raconté que ce sentiment d’injustice était né au moment de leur incorporation, puisque les tirailleurs n’étaient pas traités comme les soldats blancs. Ils avaient des rations alimentaires différentes, en quantité et qualité inférieure, mais aussi des tenues distinctes [les tenues ont été harmonisées lors du débarquement de Provence]. La frustration s’est poursuivie avec ce qu’on a appelé le blanchiment des troupes. A l’automne 1944, les tirailleurs sénégalais de la 9e division d’infanterie coloniale ont été remplacés par des résistants ou de jeunes volontaires, au prétexte qu’ils ne pouvaient pas combattre dans le froid.

Sadio Coulibaly (ici en 2018 à Saint-Louis) a grandi au Soudan francais (actuel Mali). Incorporé a Bamako en 1942, il a participé a la seconde guerre mondiale durant quelques mois en France avant d’être envoyé en Indochine puis en Algérie. / Julien Masson

Cette raison n’était pas valable ?

Elle est difficile à comprendre, car la France se prive à ce moment-là de 15 000 soldats parfaitement aguerris. On parle toujours du débarquement de Normandie, mais il ne faut pas oublier le débarquement de Provence, qui a également joué un rôle majeur dans la libération de la France. Cette armée B, qui débarque à partir du 15 août 1944 sur les rivages de la Méditerranée, est alors composée en grande partie de soldats venus d’Afrique. Il y a des pieds-noirs, des goumiers, des spahis, des tirailleurs algériens, sénégalais, malgaches… C’est une armée d’Afrique qui libère la France par le sud et remonte par la vallée du Rhône, les Alpes et fait jonction dans l’est avec l’armée venue de Normandie.

Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi on a retiré des troupes les soldats noirs. Il y a d’abord la pression qu’ont pu exercer les Etats-Unis, car il ne faut pas oublier que la ségrégation raciale a persisté dans l’armée américaine jusqu’en 1948. On aurait aussi écarté les soldats noirs de la victoire finale pour ne pas associer les troupes coloniales à la libération, les voir triompher dans les villes… Certains considèrent aussi que le fait d’incorporer les maquisards dans l’armée de libération était un moyen de mieux les contrôler, notamment les communistes, et de faciliter leur désarmement à la fin de la guerre.

Des tirailleurs vous ont-ils raconté comment ils avaient vécu cet épisode ?

Oui, ils m’ont expliqué que lorsqu’ils étaient sur le front, ils ont été ramenés plusieurs centaines de mètres en arrière afin d’être déshabillés pour que leurs vêtements soient distribués à des soldats blancs. Ils ont évidemment vécu ça comme une insulte, parce qu’ils se battaient depuis plusieurs semaines et qu’on les a privés de la victoire finale. Il n’y a rien de pire pour un militaire. Ils ont ensuite été envoyés dans des campements du sud de la France.

Fin novembre 1944, le premier contingent de tirailleurs a été rapatrié en Afrique. Il s’agissait d’hommes qui avaient été capturés par les Allemands et détenus dans des Frontstalag, des camps de prisonniers. L’armée ayant refusé de payer leurs arriérés et l’ensemble de leurs soldes liées à leur captivité, ils ont refusé d’embarquer pour retourner en Afrique. On leur a alors fait croire qu’ils seraient payés à Dakar, dans le camp de Thiaroye plus exactement. Mais une fois sur place, on leur a dit qu’ils devaient rentrer dans leur village et qu’ils seraient payés plus tard. Eux ont refusé de quitter le camp sans que ne soit réglé leur dû.

« En 2012, François Hollande a reconnu le massacre de Thiaroye, mais il reste des questions sur le nombre de victimes. »

Le 1er décembre 1944, la gendarmerie française et l’armée coloniale ont alors encerclé le camp de Thiaroye et fait feu à l’arme lourde, massacrant au moins 70 hommes loyaux à la patrie. En 2012, François Hollande a reconnu en partie le massacre de Thiaroye. Je dis en partie, car il reste des questions et des controverses sur le nombre exact de victimes, certains historiens considèrent qu’il y en aurait eu plus. L’identité des victimes et ce qui s’est réellement passé à Thiaroye font également débat.

Après la guerre, les pensions versées aux tirailleurs ont aussi été vécues comme une humiliation…

Il faut savoir qu’il y avait déjà de fortes disparités entre les paies des soldats blancs et celles des Noirs. Puis en 1959, les pensions des tirailleurs ont été cristallisées [la dette contractée par l’empire français a été gelée par le Parlement]. Pendant des dizaines d’années, des associations africaines et françaises d’anciens combattants vont s’unir, comme des frères d’armes, pour faire changer les choses. Mais ce n’est qu’en 2006, grâce à la sortie du film Indigènes, que les pensions vont être décristalisées. En 2011, elles ont été réévaluées au niveau de celle des Français. Sur le papier, c’est donc réglé. Mais dans les faits, ce n’est toujours pas le cas. Et il n’y a jamais eu d’arriérés, de rétroactivité, et il ne reste quasiment plus de tirailleurs.

Ablaye Diedhiou, ancien combattant d’Indochine, porte-drapeau lors de la commémoration du massacre de Thiaroye, le 30 novembre 2014. / Julien Masson

Combien sont-ils aujourd’hui ?

C’est très difficile de répondre à cette question, car ce corps d’armée rassemblait des combattants de toute l’Afrique de l’Ouest. Et, comme je l’ai dit, beaucoup ne se sont jamais fait connaître auprès de leur administration et n’ont donc jamais perçu de pension. Parmi les 21 qui figuraient sur ma liste et qui ont participé au débarquement de Provence, il n’y en a plus. Le dernier était Alioune Fall. Il avait encore toute sa tête et je lui avais fait rencontrer des adolescents français d’un foyer des Orphelins d’Auteuil d’Annecy. Alioune Fall, qui avait participé au débarquement de Provence, est décédé en début d’année à l’âge de 97 ans.

Quelles ont été les réactions des adolescents au cours de ce projet pédagogique ?

Ils ont été intéressés par le fait qu’on leur montre l’histoire de France sous un autre angle, vue d’un autre pays. Ils se sont rendu compte que l’histoire est une mosaïque et qu’elle peut varier selon l’endroit où on se trouve et l’époque à laquelle on la raconte. Au collège d’Ugine [Savoie], j’ai pu créer des échanges entre les élèves et les tirailleurs. Les jeunes Français s’interrogeaient sur leur propre histoire, les vieux Sénégalais leur répondaient. Les élèves, touchés par les témoignages, ont contacté la presse locale, puis ils ont monté une exposition pour faire connaître l’histoire de ces hommes qu’ils voyaient un peu comme des héros. Il arrivait même que les collégiens se mettent à chanter Le Chant des Africains.

* Mémoire en marche, de Julien Masson, éd. Les Pas Sages, 144 pages, 30 euros.

Le Monde Afrique publiera jeudi 15 août le récit d’Alioune Fall et Issa Cissé, deux tirailleurs sénégalais ayant participé au débarquement de Provence.