Des migrants attendent au port de Messine, en Sicile, le 15 avril 2015. / GIOVANNI ISOLINO / AFP

Chronique. Cela fait huit ans que je viens en Sicile tous les étés, en famille. Nous restons dans les terres du nord-ouest, à mi-chemin entre Palerme et Trapani, où ma belle-famille a ses attaches. Et cela fait près de trente-cinq ans que je traîne mes guêtres dans cette Europe aujourd’hui forteresse dressée contre les gens qui ont ma couleur de peau ou mon expérience historique.

En Basse-Normandie, où j’ai étudié puis enseigné, je me suis donné le titre de « Normand noir » ; à Berlin, je me qualifiais de « professional ausländer », d’étranger professionnel dans la langue de Pascal Quignard et de Cheikh Hamidou Kane ; et en Sicile, je m’imagine en descendant des Maures, du temps où l’île était sous domination arabe. Beaucoup de Siciliens pourraient se revendiquer de cette lignée, mais ils n’en feront rien. Comme les Andalous, ils préféreront jeter un voile sur leur héritage arabo-musulman.

Trêve du passé, revenons à notre saison estivale. Entre plage et campagne, la vie est ici si douce et la nourriture si variée et délicieuse que l’envie d’aller visiter les autres régions ou sites touristiques, de Messine à Agrigente, ne nous vient pas. Je n’ai pas encore vu les îles Lipari, ni aperçu, même de loin, le cratère de l’Etna ; c’est vous dire mon instinct sédentaire de Sicilien temporaire ou, si vous préférez, d’hôte privilégié.

De la tchatche à revendre

Vue du ciel, la Sicile a vaguement la forme triangulaire d’un acra ou d’un samoussa. C’est la côte méridionale qui a longtemps accueilli les embarcations précaires et leurs cargaisons d’humains ballottés par les flots. Et pour cause : elle est dans l’axe de Lampedusa, la petite île européenne si proche du rivage tunisien. Depuis que la Libye est devenue un purgatoire, les trafiquants ont changé d’itinéraire ; et c’est désormais sur le front oriental, autour du port de Catane, que s’échoue l’humanité aux pieds poudrés par une si longue marche.

Naufrage ou pas, la roue du quotidien tourne et le rythme estival imprime sa marque sur le reste. Les quelques Africains que je rencontre font la plonge dans les restaurants ou vendent des bibelots aux vacanciers, qui s’habituent à leur petite approche de séduction. Ils ont parfois de la tchatche à revendre, alors que je fais montre, sur la plage du moins, de réserve. Pour eux, c’est une question de survie, pour moi un enjeu esthétique – autant dire du vent !

La Sicile est connue pour ses plages, plus belles les unes que les autres. Dans mon périmètre autour du golfe de Castellamare, la plage de San Vito Lo Capo est la plus courue, avec son sable fin et blanc, ses eaux d’un bleu lagon, sa brise caressante. On se croirait aux Bahamas ! Plus modeste, la plage d’Alcamo Marina est celle que je connais le mieux. Immense, elle s’étend sur près de sept kilomètres de sable fin et d’eau propre. Elle est encore largement gratuite et fréquentée par les autochtones.

Bien sûr, on ne parle pas des malheureux clandestins qui accostent nuitamment sur le front méridional, du côté de Licata ou, plus à l’est, dans les environs de Syracuse.

Etre « migrant » n’est pas un métier

En parcourant la presse italienne et européenne, j’ai remarqué que le terme « migrant » a pris ces dernières années une place considérable par rapport à d’autres dénominations apparentées. Les mots sont importants. Ils sont les seuls outils à notre disposition pour dire le monde tel qu’il va, pour souligner notre relation à ce dernier ou pour distinguer l’hôte de l’étranger, l’ami de l’ennemi. Quand le sens de certains mots glisse, c’est qu’il y a péril en la demeure ; et notre code moral perd vite des plumes au passage.

Catane, le destin d’un port d’accueil

Ainsi le vocable « exilé » a complètement disparu de la circulation. Il lui arrive d’être tiré de son noble silence pour désigner la pointe fine ou l’élite de ceux qui se sont mis en marche pour fuir régimes dictatoriaux et Etats faillis. Tout aussi discret est « réfugié », utilisé le plus souvent par le milieu judiciaire, et avec quel doigté et quelle précaution ! Ces mots, ou plutôt leur usage, tentent de nous voiler quelque chose. Mais quoi ? L’essentiel sans doute : le fait qu’être migrant (réfugié ou exilé), en soi, n’est pas un métier et encore moins un état permanent.

Par conséquent, tous les migrants jetés sur les routes et les mers du monde ont (eu) un toit, une famille, un métier, un savoir-faire et, bien entendu, un savoir-être. Certains ont joué du piano, d’autres ont conduit des machines, d’autres encore ont été contraints de fuir leur pays parce qu’ils s’évertuaient à exprimer une liberté de penser et d’agir inacceptables pour les autorités.

Les fantômes de Mogadiscio

A parcourir les belles plages siciliennes, si belles qu’elles en deviennent insupportables, à sonder le silence des corps noirs dans la Méditerranée, il devient clair que la Sicile n’est qu’une étape dans la route infernale empruntée par des migrants qui me ressemblent trait pour trait. Partant, le salut ne viendra pas de la Sicile ni de l’Europe, mais de l’Afrique subsaharienne et notamment de la Corne qui m’a vu naître il y a plus de cinquante ans.

Tant que cette Corne de l’Afrique ne deviendra pas son propre centre de vie, tant qu’elle ne se reconstituera pas en vaste espace de circulation pour ses ressortissants et tant que les enfants de Somalie et d’Erythrée ne seront pas traités en pestiférés au Soudan et en Libye, la Méditerranée restera un cimetière (plus de 1 500 morts en 2018) et les fantômes d’Asmara, de Massawa ou de Mogadiscio continueront de hanter les si belles plages siciliennes, de Favignana à Taormine.

Abdourahman A. Waberi est un écrivain franco-djiboutien, professeur à la George-Washington University et auteur, entre autres, de Moisson de crânes (2000), d’Aux Etats-Unis d’Afrique (2006) et de La Divine Chanson (2015).

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