Quarante ans plus tard, les revoici, les revoilà. Coppola et son monstre, Francis Ford et son loch Ness intime, le bien nommé Apocalypse Now ! On ne fera l’injure à personne de rappeler de quoi il s’agit, ou alors en deux mots, pas plus. Joseph Conrad (Au cœur des ténèbres, 1899, Le Livre de poche), génie littéraire polono-anglais, tiré sur le théâtre dément de la guerre du Vietnam par un autre génie, cinématographique et italo-américain celui-ci. Les deux s’accordent à évoquer la longue maladie de l’Occident. Le capitaine Willard (Martin Sheen) y est missionné par les services secrets pour aller mettre un terme à la carrière du colonel Kurtz (Marlon Brando), qui s’est émancipé de tout, à commencer par la raison, dans un coin de jungle cambodgienne en compagnie d’indigènes belliqueux.

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La suite est à consulter dans les histoires du cinéma. Remontée « sfumato » du fleuve en bateau, trip hallucinogène de la guerre, ballet d’hélicos wagnériens, déluge de fumigènes et pop noire planante, playmates mélancoliques, Brando magnétique, en un mot comme en cent, un chef-d’œuvre opératique clouant au pilori la belliqueuse hybris états-unienne. Déjà. A moins de retourner le voir en salle, lieu plus que conseillé pour ce type de spectacle, puisque aussi bien une occasion se présente. Occasion qui plus est unique, croyez-le ou non.

Tournage démentiel

Après l’un des tournages les plus démentiels de l’histoire du cinéma (une crise cardiaque frappant l’acteur principal, un typhon dévastant les décors, un dépassement de budget de 18 millions de dollars, Coppola frôlant la schizophrénie, entre autres joyeusetés…), après une version zéro cannoise qui ramasse au passage une Palme d’or, après une version originelle raccourcie inscrite en lettres de feu dans l’histoire du 7e art en 1979, après une version Redux incluant les scènes expurgées et annoncée comme définitive en 2001, voici en effet aujourd’hui qu’une troisième version – plaisamment intitulée Final Cut – arrive. Notamment dans quelques salles françaises équipées en son Dolby, mercredi 21 août, et le 28 août dans les autres salles. En attendant un Blu-ray 4K UHD, le 18 septembre. Bref, le diable et son train.

Ce second retour sur le corps du délit pourrait donner la fâcheuse impression qu’on tire un peu, révérence parler, sur la vache à lait

Il est donc dit qu’il existera dorénavant trois versions d’Apocalypse Now. Une première à 2 h 33, une deuxième à 3 h 22, une troisième à 3 h 02. Autant les remords artistiques ayant conduit le cinéaste à recomposer son film plus conformément à son désir en 2001 étaient recevables, autant ce second retour sur le corps du délit pourrait donner la fâcheuse impression qu’on tire un peu, révérence parler, sur la vache à lait.

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Il faut donc essayer d’entrer dans les raisons de l’auteur. Il les a lui-même fournies le 28 avril, lors d’une présentation en avant-première du film au Festival de Tribeca, à New York, dans la salle du Beacon Theatre : « Nous étions très incertains, les distributeurs aussi, alors nous n’avons cessé de couper le film pour le raccourcir et le rendre moins lourd (…). Et quelques années plus tard, on s’est dit que bon, on pouvait peut-être remettre en place tout ce qu’on avait coupé et assumer la lourdeur en question, et ce fut Apocalypse Now Redux. C’est à cette occasion que je me suis rendu compte que le premier était trop court et trop coupé et que Redux était trop long, ce qui m’a donné le désir de travailler à la version qui serait la meilleure pour le public. » Ni trop courte ni trop longue, mais juste ce qu’il faut, M. de La Palice n’aurait pas mieux dit.

Séquence décriée

Le résultat concret de cette troisième mouture consiste en quelques coupures discrètes dans les séquences ajoutées par la version Redux, dans l’éviction du passage de l’équipage avec les playmates ainsi que du moment où le colonel Kurtz lit le Times. Coppola a, en revanche, conservé la fameuse séquence de la plantation française avec Aurore Clément, réintroduite lors de la version Redux, séquence pourtant décriée, encore qu’injustement à nos yeux, par certains commentateurs dans la mesure où elle détournerait le film de sa trajectoire propre. En tout état de cause, les spécialistes (zélotes coppoliens, critiques, archivistes…) pointeront toutes les différences et les pèseront sur la balance de très haute précision servant à jauger l’art du montage.

Tous les autres spectateurs seront probablement moins sensibles à l’exercice, étant entendu qu’il n’est pas vraiment obligatoire d’être un pervers fétichiste péremptoire, intolérant et coupeur de cheveux en quatre pour apprécier le cinéma, encore que cela puisse aider. Gageons qu’ils seront plus réceptifs à la restauration du film, effectuée pour la première fois à partir des négatifs et des pistes sonores originaux, et disposant de moyens techniques offrant une amplitude et une immersion sensorielles accrues. Ce qui ne saurait empêcher le spectateur de réfléchir – tout en remontant le fleuve de ce film extraordinaire – à ce qui détermine au juste l’achèvement d’une œuvre, entre le désir de l’artiste d’incessamment la parfaire et l’instant public qui grave son statut dans le marbre de la reconnaissance.

Apocalypse Now Final Cut - Bande-annonce VOST
Durée : 01:40

Film américain de Francis Ford Coppola. Avec Marlon Brando, Martin Sheen, Robert Duvall, Dennis Hopper (3 h 02). www.pathefilms.com/film/apocalypsenow