Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, à Genève, en 2018. / FABRICE COFFRINI / AFP

L’annonce a suscité sarcasmes grinçants et critiques cinglantes dans la société civile égyptienne : une réunion sur la torture dans le monde arabe, organisée par l’ONU, devait se tenir dans ce pays fustigé par les défenseurs des droits humains pour les sévices infligés par les forces de sécurité. Face au tollé de plusieurs ONG, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a battu en retraite : la conférence, intitulée « Définir et criminaliser la torture dans la législation du monde arabe », prévue les 4 et 5 septembre au Caire, a été repoussée.

Les militants des droits de l’homme s’inquiétaient qu’un tel forum international, rassemblant des experts, soit récupéré politiquement par le pouvoir du président Abdel Fattah Al-Sissi. Les pressions ne cessent de s’accentuer sur la société civile et les dissidents sont sévèrement réprimés.

Pour Aida Seif Al-Dawla, une pionnière dans la dénonciation de la torture en Egypte, l’annonce du report est un soulagement. « C’est une bonne décision, estime la cofondatrice du centre Al-Nadeem pour la réadaptation des victimes de violences. Cela fait longtemps que les défenseurs des droits de l’homme égyptiens réclament la définition et la criminalisation de la torture selon la convention internationale, sans réponse [du pouvoir]. Le régime n’a aucune volonté politique de le faire. » Au début de l’année, Human Rights Watch avait mis en cause l’impunité dont jouissent les responsables d’actes de torture en Egypte.

« Un minimum de respect »

La clinique du centre Al-Nadeem, qui soutient les victimes et leurs familles, a été fermée par les autorités, et Aida Seif Al-Dawla est interdite de sortie du territoire depuis 2016. « On espère qu’il ne s’agit pas d’un simple report, mais que la conférence n’aura pas lieu en Egypte tant que le régime persistera dans ses violations des droits de l’homme et l’usage systématique de la torture », ajoute la militante, qui n’avait par ailleurs été ni consultée pour la préparation de la conférence ni invitée.

Des défenseurs des droits humains, des journalistes et des avocats égyptiens ont lancé un appel à l’ONU, lui demandant d’« annuler explicitement ou réaffecter l’événement dans un autre pays ayant un minimum de respect pour les droits de l’homme ». Selon eux, en accueillant cette conférence, le pouvoir égyptien escomptait engranger des bons points avant l’examen des bilans de chaque pays en matière de droits humains, attendu en novembre à Genève, où siège le HCDH. Les autorités égyptiennes continuent de nier l’existence de la torture dans le pays.

La polémique embarrasse l’organisme de l’ONU. Des militants des droits de l’homme, cités par le site d’information égyptien Mada Masr, dénoncent le manque de transparence dans la préparation de la conférence. Mais le HCDH souligne avoir entendu le « malaise croissant dans certaines parties de la communauté des ONG sur le choix du lieu », selon les mots de son porte-parole, Rupert Colville. C’est ce « malaise » qui a conduit au report de la conférence. M. Colville défend toutefois le choix initial du Caire, estimant qu’une telle rencontre fait davantage sens dans un pays confronté à la pratique de la torture. « La conférence (…) allait indiquer clairement que la torture est catégoriquement illégale et doit être traitée comme un crime », dit-il.

« Taxées de traîtrise »

Le réseau EuroMed Droits, qui rassemble près de 80 ONG des droits humains au nord et au sud de la Méditerranée, est monté au créneau. Il avait annoncé son refus de se rendre au Caire, dans une lettre ouverte à Michelle Bachelet, la Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme. « Qu’une telle conférence se tienne en Egypte, dans le contexte actuel, est inacceptable, juge Wadih Al-Asmar, président d’EuroMed Droits. La torture est institutionnalisée en Egypte, sans parler des disparitions forcées, des mesures punitives contre les défenseurs des droits de l’homme et des contraintes sur le financement des ONG. »

Il rappelle les pressions judiciaires subies par un avocat, Negad Al-Borai, depuis que ce dernier a présenté, avec deux juges, un projet de loi pour la prévention de la torture en Egypte : tous trois ont été visés par une plainte en 2015.

« La tenue de la conférence des Nations unies en Egypte aurait aussi permis au régime de dénigrer davantage les ONG indépendantes, qui sont aujourd’hui taxées de traîtrise ou d’antipatriotisme », ajoute M. Al-Asmar. Il plaide pour le maintien de la rencontre dans la région, mais dans un pays où « les défenseurs des droits de l’homme ne sont pas soumis aux mêmes pressions qu’en Egypte : en Tunisie, au Liban, en Jordanie par exemple ». Le verrouillage est tel aujourd’hui, au Caire, que des militants de la société civile préfèrent ne plus s’exposer en prenant la parole publiquement.

Aida Seif Al-Dawla considère aussi qu’il devient plus difficile pour les victimes de torture ou leur famille de chercher secours. « Beaucoup d’entre eux risquent des persécutions [s’ils font appel à une ONG], affirme-t-elle. Mais en même temps, ils ont besoin d’aide, spécialement ceux qui sont récemment sortis de prison et peinent à faire face au changement ou à l’environnement de plus en plus restrictif. »

Dans la presse égyptienne, largement inféodée au pouvoir, certains voulaient encore croire, mercredi, que la conférence serait maintenue au Caire. Un scénario devenu très improbable.